CINQ FACETTES DE DEMAIN
Enfin, nos enfants soccuperont de nous quand nous serons vieilles, cest bien pour ça quon les a eus. Mais toi, Marie, cest un vrai problème, dit Nathalie avec un mélange de moquerie et de compassion en lui versant un verre de vin blanc.
Cinq femmes sétaient installées sous des parasols, sur des poufs en toile, au bar de plage de Dinard. La soirée embaumait le sel, les pins et une douce mélancolie.
Quand ses amies lavaient invitée à les rejoindre dans cette station balnéaire, Marie ne savait pas à quoi sattendre. Dans sa mémoire, « station thermale » évoquait quelque chose dun passé lointain syndicats, sciatiques, boues curatives et ennui. Peut-être un peu de flirt au crépuscule de la vie, si la chance souriait.
Mais cétait un hôtel moderne, une cuisine délicieuse, des soins, un spa et une forêt couverte de mousse émeraude où lon pouvait se promener des heures, écoutant le souffle des sapins et captant les reflets du soleil.
La mer, bien que peu profonde et fraîche, restait un bonheur. De chaque côté de la plage sétendaient des zones naturistes : à gauche pour les femmes, à droite pour les hommes.
La zone féminine les avait fait rire : « On a encore de quoi faire, comparé à certaines ! »
Mais la zone masculine Là, les rires étaient plus nerveux.
Regardez, ce gros-là a moins que mon petit-fils ! sexclama Liliane.
Et ce petit bonhomme, cest tout linverse ça disparaît, enchaîna Thérèse.
Merci les filles ! répondit une voix masculine, inattendue.
Éclat de rire général, et elles se dépêchèrent de partir, cachant leur visage. Elles avaient oublié que la Bretagne, ce nest pas si loin.
Après le dîner, personne ne voulait rentrer les soins les avaient requinquées. Au bar de plage, la musique jouait, le soleil plongeait dans la mer, et la conversation glissa insensiblement vers des sujets douloureux au sens propre.
Lune avait des problèmes de tension, lautre souffrait du bras, la troisième ne dormait plus. Puis ce fut le tour de la vieillesse, de la peur de finir seule, des enfants qui avaient leur propre vie.
Marie essaya dabord de plaisanter :
Vous verrez, le monde part en vrille, peut-être quon naura même pas le temps de vieillir.
Mais ses amies sétaient emballées chacune partageant ses craintes ou ses espoirs.
Et soudain, Diane sanima :
Vous vous souvenez, avant-hier, quand vous mavez perdue au marché ? Jai rencontré une vieille dame qui vendait des pierres étranges. Jai acheté ce cristal, elle sortit de son sac en toile un polyèdre bleu-vert au sommet brisé. Elle ma dit quil montrait lavenir.
Il fait quoi ? plissa les yeux Nathalie.
Il montre, apparemment. Je nai pas tout compris : son français était approximatif, son anglais pire. Mais elle a dit : « Cinq séances restent. » Et nous sommes justement cinq. Pourquoi ne pas essayer ?
Sceptiques mais intriguées, elles touchèrent le cristal.
Première image. Nathalie.
À quatre-vingts ans, Nathalie était veuve depuis cinq ans. Elle vivait dans son spacieux appartement, gardant bonne mine malgré sa vue qui baissait.
Sa fille, une cadre surbookée, navait même pas eu le temps de fonder une famille. Elle soccupait de sa mère par devoir, sans chaleur.
Un jour, Nathalie grimpa sur une chaise pour attraper un vieux vase dans larmoire un cadeau pour sa fille. Elle tomba. Pas de fracture, mais des bleus partout. Sa fille poussa les bras au ciel et lemmena chez elle « pour quelques jours ».
Cuisine blanche, murs blancs, ennui blanc.
Un jour, Nathalie renversa du jus de tomate.
Maman ! Pourquoi tu toccupes de ça ?
Comme ça, tenta de sourire Nathalie, lintérieur aura un peu de couleur. On dirait une salle dopération, ici.
Mais la plaisanterie tomba à plat.
Deuxième image. Diane.
Diane avait élevé seule son fils. Tout pour lui, tout par amour.
Il était devenu ingénieur informatique et plutôt doué. Il avait épousé une Allemande et semblait lui donner toute laffection qui revenait à sa mère.
Sa belle-fille, froide comme lacier. La maison, mise à son nom « pour éviter les droits de succession », était désormais son territoire.
Diane marchait difficilement, le cœur fragile, le souffle court. On soccupait delle, mais avec agacement.
« Maman, ne touche pas ! Maman, ne dérange pas ! »
Elle passait ses journées dans sa chambre, pleurait parfois la nuit, et souriait le matin venu.
Un jour, elle appela Nathalie.
Je nen peux plus.
Alors prépare tes affiches. Viens chez moi. On se débrouillera ensemble.
Et elles y arrivèrent.
Lune voyait mal, lautre marchait lentement, mais à deux, tout était possible.
Elles riaient de leurs faiblesses :
Écoute, tu as encore repoussé la poussière dans les coins avec ton balai.
Mais au moins, le milieu est propre !
Le soir, elles parlaient de tout : politique, avenir, technologie, bonheur Leurs avis divergeaient souvent, mais cela navait pas dimportance.
Puis elles allumaient la télé : Nathalie écoutait, Diane décrivait.
Je me dis parfois, murmura Nathalie, cest peut-être mieux que je voie mal. Le monde est devenu laid.
Ne dis pas de bêtises, rétorqua Diane, optimiste. Cest juste que nous sommes des reliques, et le monde avance.
Troisième image. Liliane.
Liliane avait des jumelles. À la vieillesse, lune lavait prise chez elle, lautre venait avec ses petits-enfants.
La maison résonnait de rires, sentait le pop-corn et le shampoing pour enfants.
Mamie, tes vraiment née quand yavait pas Internet ? sétonnait un garçon aux boucles dorées. Tas vu des mammouths ?
Bien sûr, riait Liliane. Et les tigres avaient des dents de sabre !
Le petit se cachait sous la table, effrayé.
Et Liliane, lui caressant les cheveux, pensait : « Le bonheur, ce sont ces boucles minuscules. »
Quatrième image. Marie.
Marie, médecin, avait vécu seule la majeure partie de sa vie. Deux divorces, des dizaines de gardes, des centaines de patients. Elle travaillait et économisait pour ses vieux jours. Elle savait quelle ne pouvait compter sur personne.
Quand ses forces déclinèrent, elle choisit elle-même une résidence pour seniors moderne, confortable, avec un jardin et des danses le mercredi.
Et soudain, elle sépanouit.
Courses, excursions, loto, nouveaux amis.
Et lors dune soirée dansante, un voisin charmant avec son déambulateur lui dit :
Puis-je être votre partenaire pour le cha-cha-cha ?
Marie éclata de rire :
Si vous suivez mon rythme. Commençons par quelque chose de plus lent, non ?
Cinquième image. Thérèse.
Thérèse et son mari avaient toujours rêvé dune maison en bord de mer. Ils lavaient achetée dans un pays dAsie lointaine.
Maintenant, cétait leur petit paradis : une femme du pays cuisinait, nettoyait, aidait.
Son mari avait subi un AVC, mais chaque soir, Thérèse le poussait en fauteuil jusquà la plage.
Ils sasseyaient, regardant le soleil se noyer dans locéan, parlant de tout et de rien. Ou se taisant, simplement.
On a eu de la chance dy arriver, murmurait-il.
Oui, de la chance, répondait-elle.
Quand les visions sestompèrent, les femmes restèrent silencieuses longtemps.
Le ciel était mauve, les vagues chuchotaient leur chant infini.
Alors, séclaircit la voix Thérèse, ce nest pas si terrible, non ?
Au contraire, sourit Diane, cest presque réconfortant.
Et même beau, ajouta Nathalie. À part les bleus, bien sûr. On prend un verre pour ça ?
Rires généraux.
Le serveur apporta une nouvelle bouteille. Le cristal sur la table reflétait les lueurs du couchant faiblement, mais obstinément. Il ne sétait pas brisé, pas éteint juste devenu plus transparent.
Quil en soit ainsi, dit Marie. Chacune son destin, mais dans lensemble, ce nest pas mal.
La vieillesse, cest encore la vie, déclara Liliane en se versant un verre. Juste à une autre heure du jour.
Elles trinquèrent, et la mer murmura son accord.







