**Véronique**
Tout avait commencé simplement, comme dans un manuel scolaire : ils sétaient connus en CP et, en seconde, ils étaient tombés amoureux. Leur histoire avait fleuri durant ces deux dernières années de lycée, suscitant ladmiration de tous. Ils formaient un couple magnifique, pur et idéaliste. Personne ne doutait quils se marieraient après le bac ce nétait quune question de temps. Alexandre et Véronique.
Alexandre croyait en leur avenir avec la ferveur dun serment solennel. Quant à Véronique, elle avait en lui une confiance absolue, comme en la sonnerie immanquable des cloches de Notre-Dame à minuit le soir du réveillon
Moi, leur professeur principal, je les aimais bien tous les deux. Alexandre était déterminé, sûr de lui, toujours en marche vers son but. Il voulait devenir avocat et travaillait darrache-pied en histoire et en sciences sociales. Véronique, elle, rêvait dêtre « le plus grand écrivain français de tous les temps » cest ainsi quAlexandre la décrivait. Elle écrivait dinterminables romans de chevalerie dont il était le premier lecteur. Le deuxième, cétait moi, puisque jenseignais la littérature et le français, bien sûr.
Ses histoires débordaient de passion : des amours déchirantes, des héroïnes renonçant à tous les plaisirs du monde, des chevaliers combattant sans relâche pour défendre leur bien-aimée. Il y avait des forteresses, des ponts suspendus au-dessus des abîmes, des mères cruelles et des pères tyranniques, aveugles au bonheur véritable de leurs enfants. Mais à la fin, les « sombres sortilèges » se brisaient et, contre toute attente, dans lultime chapitre, Elle mourait. Ou Lui. On se réjouissait de la victoire de la Vérité, mais le cœur restait lourd, car la Vérité, comme toujours, arrivait trop tard.
Malgré ces récits flamboyants, Alexandre et moi croyions en Véronique. Lui, parce que son cœur et son regard semblaient soudés à elle pour léternité. Moi, parce quau milieu de ses phrases luxuriantes, jaillissaient parfois des mots dune justesse bouleversante. Des images fortes :
*« la croûte des feuilles mortes craquait sèchement sous les pas»*
*« les capuchons des moines, flottant au-dessus de la foule, ressemblaient à des pains de sucre emplis de péché»*
*« la porte bâilla lourdement, et tout sombra de nouveau dans le sommeil matinal»*
Je men souviens encore.
Mais tout a une fin. Le lycée aussi.
Véronique fut admise à la Sorbonne pour étudier la littérature sous la direction du grand Reine. Elle minvita même à quelques-uns de ses séminaires, où je pus rencontrer un ami proche de Modiano. Elle progressait avec aisance, publiant dès sa première année. Jétais fier delle. Et de moi aussi après tout, navais-je pas *« discerné, protégé, nourri, élevé »* ce talent ?
Alexandre, lui, nétait fier que delle. À chaque nouvelle parution, il débarquait dans mon bureau, sagitait sur sa chaise, frottait ses mains fébriles, me conseillant de relire certains passages, dy *« prêter une attention particulière »*. Puis il me fixait droit dans les yeux et demandait : *« Alors ? »* Dans sa voix, on entendait tout ce qui peuplait les premiers romans de Véronique : lémerveillement, lespoir, la jalousie face à la critique, lamour, ladoration tout ce qui anime une âme noble à peine sortie de ladolescence.
La mère dAlexandre, en revanche, détestait Véronique. Je ne sais pourquoi. Elle manœuvrait avec subtilité pour détruire leur amour, lentement, sans éveiller les soupçons. Elle ne me sollicita jamais, sachant que je ne serais pas un allié au contraire. Mais elle restait charmante avec moi. Trop charmante, même. Comment ?
Imaginez si, alors que vous buvez un thé déjà sucré à lexcès, on vous propose encore des bonbons, du miel, de la confiture avec une sincérité si appuyée quelle en devient cruelle.
Cétait là le ton de nos rares échanges.
Bref, elle réussit : Alexandre partit étudier le droit en Angleterre. Ce fut Véronique qui me lannonça. Elle arriva au lycée, le regard trouble comme celui dune voyante, fixant un point invisible au loin, et me confia la nouvelle dune voix tragique, digne dune héroïne de Dostoïevski.
Puis elle soupira et ajouta que cela navait aucune importance, car ils se marieraient dès son retour. *« Cest même une bonne chose, dit-elle. Jai un contrat important avec une maison dédition, et des dettes à la fac. Jaurai le temps de men occuper. »*
Et tout redevint calme.
Ils étudièrent chacun de leur côté, aux deux extrémités de lEurope : lui, un peu à gauche de Paris, elle, un peu à droite cest ainsi que Véronique le formulait lors de ses rares visites. Alexandre écrivait encore moins, trouvant la vie en Angleterre monotone.
Puis, un an plus tard oui, un an après, Véronique débarqua soudain pour minviter à son mariage. Avec un camarade de promo. *« Il est en section poésie »*, précisa-t-elle, comme si cétait lunique obstacle. Son regard minterdisait toute question. Je nen posai pas, car je savais déjà comment la vie fonctionnait
Ah, mais à quoi bon vous expliquer cela ? Vous le savez aussi bien que moi.
On pourrait citer Camus ici : *« Ils sétaient aimés dans la pauvreté et le silence, puis la vie les avait séparés, comme elle sépare tous les amants, sans haine, mais sans remords. »*
Voilà. Encore un amour vaincu. Encore une fois, *« la raison des adultes lavait emporté »*. Encore un foyer *« statistiquement banal »* qui naissait. Et bientôt, sans doute, un second, celui dAlexandre
Véronique ne revint plus jamais. Elle avait déménagé avec son poète. Alexandre non plus ne reparut pas.
Fin de lhistoire.
Jusquà hier.
Je sortais du lycée après les cours. Mai, doux, lumineux, plein de jeunesse. Que la vie était belle, mon Dieu
Et soudain, Alexandre. Vieilli, mais reconnaissable malgré seize ans dabsence.
*« Bonjour. Je vous attendais Oui, tout va bien, merci Marié, deux filles. Ma femme ? Jai mon propre cabinet. Mais Véronique Son mari est mort. Cela fait neuf jours aujourdhui. Elle est seule avec sa fille Venez, jai la voiture. »*
Son regard minterdisait toute question. Je nen posai pas, car je savais désormais avec certitude comment la vie était faite







