La vie, elle est comme ça

La vie, elle est ainsi

Yvon, le nez morveux, traînait un gros sapin sec sur son traîneau. Larbre était tombé à lorée du village, et normalement, il était interdit de le prendre. Mais loncle Antoine, le garde forestier, lui avait soufflé : « Attends la nuit, puis emporte-le. »

Le gamin tirait de toutes ses forces, haletant.

« Yvon, Yvonnick ! » lappela une voix familière. Et oui, cétait elle, la petite Colette, aux grands yeux vifs, sa camarade de classe.

« Quest-ce que tu veux ? »

« Laisse-moi taider. »

Quelle drôle de fille ! Doù lui venait cette force ? Mais, à deux, la charge devint plus légère. Ils sattelèrent au traîneau et avancèrent péniblement.

« Et les petits, Yvonnick ? Qui sen occupe ? »

« Mamie, bien sûr. Maman est au travail. »

« Ah Moi, je suis venue te donner un coup de main pour tes devoirs. Jai vu que chez toi, cétait sombre, et la porte était fermée à clé. »

« Alain ma dit par la porte que tu étais parti vers la forêt, et que tu leur avais ordonné de ne pas bouger. »

« Jai dû les enfermer »

« Elle séchappe encore ? »

« Oui Elle court vers la Russie, vers sa mère. »

« Oh, la pauvre Elle souffre et vous fait souffrir avec elle. »

« Ouais »

Les enfants ramenèrent le bois jusquà la maison dYvon.

« Merci, Collette. »

« Ce nest rien. Allez, donne-moi la scie, on va couper ça vite fait. »

« Non, je peux le faire seul. Tu mas déjà assez aidé. »

« Bien sûr, tout seul Avec quoi ? Une scie à métaux ? Ou on sy met ensemble et on finit en deux temps trois mouvements ? »

Ils sattaquèrent à la tâche avec ardeur, et bientôt, de belles bûches bien sèches jonchaient le sol.

À la fenêtre, les petits museaux dAlain, six ans, et dAnnick, deux ans, apparaissaient.

Yvon saisit une hache et, dun coup habile, fendit une bûche en deux. Encore et encore, jusquà ce que le tas soit prêt.

Pendant quil fendait le bois, Colette ramassait les copeaux.

Une fois le tas préparé, ils rentrèrent les bûches à lintérieur. Le garçon alluma vite le poêle, et bientôt, des reflets dansants éclairèrent le plafond.

La chaleur revint.

« Je peux vous préparer une soupe ? Comme ça, quand tante Lydie rentrera, elle naura pas à cuisiner. »

« Non, non, on se débrouillera, » bafouilla Yvon, gêné. « Mamie va cuisiner. »

« Oh non, Yvonnick, » supplia Alain. « Laisse Collette la faire, daccord ? Tu te souviens de la dernière fois où mamie a fait sa soupe ? Elle a mis du chou, des pois, et même des graines daneth que maman garde pour quand Annick est malade Cétait immangeable ! »

« Je vais la faire, Alain. Allez, aide-moi. »

« Et toi, tes la fille à qui ? » Une vieille femme descendit du poêle, chaussée de bottes fourrées, vêtue dune veste matelassée et dun châle.

« Mamie, déshabille-toi, il fait chaud maintenant. »

« Il fait froid, Michel »

« Quel Michel ? Mamie, cest moi, Yvon, ton petit-fils. »

« Ah ? Et où est Michel, alors ? »

« Il est parti Il reviendra bientôt. »

« Elle parle de qui ? De notre oncle Michel ? »

« Ouais Elle ne comprend plus rien. Et depuis quil est parti, cest pire. »

« Pourquoi il ne la pas prise avec lui ? Cest sa mère, quand même ! »

Yvon haussa les épaules. Il naimait pas aborder ce sujet.

Michel était le père dYvon et des petits, le mari de maman.

Il était parti rejoindre sa maîtresse, et pas seulement ça : il avait abandonné mamie à leur charge, en plein hiver, après avoir agi de façon sournoise. Il avait égorgé les cochons, emporté la viande, volé la vache, leur seule nourrice, et même la génisse Malou.

Maman avait supplié : « Laisse-nous au moins la génisse, on pourra la faire saillir. »

Mais il avait ri : « Quel genre de mari je ferais si je venais les mains vides chez ma fiancée ? »

Yvon avait commencé à le haïr à ce moment-là. Son père avait vidé les réserves, pris plusieurs sacs de pommes de terre, et même divisé les couverts, emportant la moitié.

Et Loubette était là, à compter le nombre de cuillères quil prenait

Lydie rentra à la maison alors que les enfants, après le dîner, étaient assis autour de la lampe à pétrole. Yvonnick lisait des contes à Alain, tandis que la grand-mère, recroquevillée près du poêle, gardait Annick endormie, suçant son pouce, derrière elle.

« Maman, » chuchota Alain, « il fait si bon. Cest Yvonnick qui a rapporté du bois, et avec Collette, ils lont scié. Elle a fait une soupe délicieuse, Annick dort, et mamie est partie deux fois en Russie On a dû la rattraper. »

Lydie se déshabilla, esquissant un faible sourire, puis caressa la tête ébouriffée dAlain.

« Yvonnick Tu en as trop à porter. »

« Ce nest rien, maman. Détends-toi, mange, la soupe est vraiment bonne. »

Après le repas, Lydie sinstalla pour raccommoder des vêtements. On frappa à la fenêtre.

« Qui est là, Yvonnick ? Va voir. »

La porte souvrit, laissant entrer une bouffée dair glacé et une femme enveloppée dans plusieurs couches de vêtements.

« Brrr, quel froid ! On dit quil fera moins trente cette nuit. Alors, Lydie, tiens, je tai apporté du lard et un peu de graisse. »

« Merci, Valentine, mais ce nest pas nécessaire »

« Comment ça, pas nécessaire ? Tu as de la farine ? »

« Un peu »

« Voilà deux bouteilles de lait que javais congelé, et quelques œufs. Tu pourras faire quelque chose. On tiendra jusquau printemps, et ensuite on plantera le potager, ça ira mieux. »

« Ne tinquiète pas pour les pommes de terre de semence, Jean a dit quon ten donnera. Alors mange, ne les garde pas. Et puis » Valentine murmura quelque chose à loreille de Lydie.

« Oh, jai peur, Val Et si on lapprend ? »

« Qui le saura ? Tu as tant de visiteurs ? Notre truie va mettre bas, alors Naie pas peur, Lydie Tout ira bien »

Deux jours plus tard, Valentine apporta, de nuit, un petit cochon pas plus grand quune moufle.

Elle travaillait comme porcher à la ferme coopérative.

« Jai peur, Val Et si on le découvre ? »

« Ils ne sauront rien, Lydie. Il serait mort de toute façon. Elle en a eu treize, alors où le mettre ? Jai pris le plus costaud. »

Le lendemain, Lydie fut convoquée au bureau. Elle fit ses adieux aux enfants.

« Maman, » pleura Yvon, « peut-être que tout ira bien ? »

« Je ne sais pas, mon fils Occupe-toi des petits »

Le président, un ami de Dimitri, son ex-mari, évitant son regard, lui ordonna daller à la ferme.

« Pour pour quoi faire, Félicien ? »

« Va, Lydie. Voici un bon pour du lait. Prends un cochon, Valentine ten choisira un bon ou même deux ? »

« Mais avec quoi je les nourrirai ? »

« Le lait, je te lai dit. Et puis de la bouillie pour les enfants En avril, on te donnera une génisse, de la coopérative. Tu la prendras ? »

« Je la prendrai, » répondit-elle, les lèvres sèches. « Je peux y aller ? »

« Oui Lydie, » larrêta-t-il à la porte.

« Oui ? »

« Pardonne-moi. »

« Pourquoi, Félicien ? » demanda-t-elle, surprise.

« Pour pour Dimitri. Désolé Je ne pensais pas quil se révèlerait aussi minable. Flirter, cest une chose, mais abandonner ses enfants et sa mère, en plus de tout prendre Je ne lai appris que récemment, ma femme me la dit Pourquoi tu nas rien dit ? Tu as des pommes de terre ? »

« Oui »

« Alors va. Et si tu as besoin de quelque chose, dis-le On tapportera aussi du bois »

Ainsi vécut Lydie, avec ses enfants et sa belle-mère, qui avait perdu la mémoire et ne savait plus qui était qui, ni pourquoi elle était là.

Ce fut dur, mais Yvonnick était toujours là pour aider. Collette, la fille du président, les soutenait aussi, tantôt gardant les petits, tantôt donnant un coup de main.

Alain aidait aussi, et cest ainsi quils survécurent.

Le petit cochon que Valentine leur avait donné fut élevé, puis deux autres, leurs queues en tire-bouchon, leurs groins fouillant partout.

Un jour, en rentrant du travail, Lydie fut interpellée par une voisine.

« Lydie »

« Oui, tante Claudette ? »

« Écoute, ma chérie, est-ce que ton Yvonnick pourrait réparer mon toit ? Je le paierai, jai encore de la graisse de lautomne dernier »

« Non, merci, tante Claudette. Il na pas besoin de se faire payer avec de la graisse. On ne meurt pas de faim. »

« Lautre jour, Lydie, jétais chez ma commère, chez Yvonne. Et ton Dimitri, avec cette eh bien, cette grosse dondon, Loubette. Ils allaient en traîneau, debout tous les deux. Lui conduisait, la casquette de travers, et elle derrière, accrochée à lui, en riant comme des fous »

« Et que les enfants crèvent de faim, ça ne le regarde pas, hein ? »

« Mais qui vous dit quon crève de faim ? Tout va bien pour nous, de quoi vous parlez ? »

Lydie séloigna rapidement vers sa maison.

« Bien sûr, bien sûr, tout va bien Toi, tu es livide, et les gosses aussi. Comme si on ne savait pas que Dimitri a tout pris »

Lydie courut jusquà chez elle et se réfugia dans la remise, laissant libre cours à ses larmes.

Elle entendit gratter à la porte.

« Maman ? Quest-ce que tu fais là ? »

« Lydie Je suis un fardeau. Quand je reviens à moi, je comprends Je suis épuisée et je vous épuise, toi et les enfants. »

« Quoi ? Quest-ce que tu racontes ? » Elle arracha la corde des mains de sa belle-mère. « Pourquoi tu me fais ça ? Quest-ce que je tai fait, maman ? »

Lydie pleurait, et la vieille femme aussi, les larmes coulant sur son visage ridé, tanné par les pluies et les vents.

« Rentrons à la maison. Aujourdhui, on va faire des tartes. »

« Allons-y, ma petite. »

Au printemps, la vieille femme salita.

Elle ne cessait dappeler son fils unique.

« Valentine, je ne sais pas quoi faire. Elle appelle Michel Je ne peux pas y aller moi-même. »

« Je le dirai à Jean »

Dimitri ne vint jamais dire au revoir à sa mère. Il envoya de largent et grogna à Jean que cétait pour lenterrement.

Le village le jugea, bien sûr. Mais quest-ce que ça changeait pour lui ?

La première fois, quand il était parti avec Loubette, il y avait eu tant de commérages. Mais il naimait pas Lydie, trop fade à son goût, alors que Loubette, elle, était une vraie flamme.

Il avait épousé Lydie par stupidité. Elle était arrivée après son affectation, petite, maigre, une fille comme il nen avait jamais vu. Il lavait conquise dès le premier soir, et elle

Une autre aurait résisté, mais elle avait pleuré doucement, se cachant dans sa robe de chambre.

Il continuait à venir, et elle, sans protester, ouvrait la porte. Elle était orpheline, sans père ni mère

Quand il vit son ventre sarrondir, eh bien Était-il un monstre ? Lui-même avait grandi sans père, alors il lépousa.

Il crut même laimer, un temps. Elle était une bonne ménagère, sentendait bien avec sa mère, propre et ordonnée Lydie, elle, laimait vraiment.

Leur deuxième enfant était né quand il rencontra Loubette. Comment avait-elle pu grandir si vite ? Pulpeuse, sensuelle, le regard envoûtant, elle sentait les herbes sauvages

Il pensait samuser un peu et puis sarrêter. Mais non, elle lavait enroulé autour de son doigt.

Il partit, ferma les yeux et sauta dans le vide, abandonnant trois enfants. Pourtant, il les aimait, il les aimaait !

Mais quelque chose laveugla. Il se disait :

« Les enfants Et alors ? Jai grandi, eux aussi grandiront. Loubette lui en donnerait dautres »

Yvonnick détournait les yeux dans la rue. Chaque fois, cétait comme un coup de couteau. Les deux plus petits ne comprenaient pas encore, et la petite fille ne se souvenait même pas de lui. Que pouvait-il faire ? Il aimait Loubette

Ils le jugent, disent quil est un monstre, quil a laissé ses enfants orphelins, quil nest même pas venu dire au revoir à sa mère.

Mais il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas regarder les yeux silencieux de Lydie.

Sur un coup de tête, il avait tout pris Et maintenant Eh, ils le jugent, mais qui a regardé dans son âme ? Qui sait ? Ils disent quil a lâme noire Peut-être bien.

Dimitri sagenouilla devant la tombe fraîche, marquée dune croix et dune serviette blanche.

« Pardonne-moi Pardonne-moi, maman »

« Elle ta pardonné, Michel Elle a retrouvé ses esprits à la fin. »

« Toi Quest-ce que tu fais ici ? » demanda-t-il, sombre, à Lydie.

« Je tai apporté à manger. Cest la tradition chrétienne Tiens, bois, honore ta mère »

Un silence passa.

« Bon Je vais y aller. Toi parle-lui. »

« Elle mentendra ? »

« Elle tentendra, Michel. Le cœur dune mère, cest comme ça Et la vie, elle est ainsi, Michel Elle emporte tout sur son passage »

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