**Journal intime**
Marie, tu ne peux pas me quitter ! Quest-ce que je vais faire sans toi ?
La même chose que dhabitude, boire du matin au soir !
Jai claqué la porte dentrée et, une fois au volant, jai éclaté en sanglots. Comment en étions-nous arrivés là ? Il y a un an à peine, notre famille était un modèle. Et un objet denvie, bien sûr. Le bonheur des autres suscite toujours de la jalousie. Cest ainsi que le monde fonctionne.
Marie, dépêche-toi de te préparer, prends des affaires pour Louis, jai une surprise pour vous ! Et noublie pas les vêtements chauds.
Mon mari, Nicolas, que jappelais parfois « Nico » par tendresse, adorait les surprises. Cette fois, il nous emmenait, Louis et moi, à la campagne pour faire de la motoneige. Un de ses collègues venait dacheter une maison à cent kilomètres de Paris. Enfin, une maison ? Un véritable château médiéval, avec des tourelles et des murs denceinte. On ne pouvait pas appeler ça une simple clôture.
Alors, quen penses-tu ? demanda-t-il en voyant mon expression stupéfaite.
Il y a quelque chose dans cette maison qui me donne la chair de poule.
Tu as juste froid, viens dans le salon. Tu nas même pas vu la cheminée encore.
Lintérieur était encore plus sinistre quà lextérieur. Mais les hommes semblaient sy plaire, et je nallais pas discuter leurs goûts. À quoi bon ? Les têtes danimaux accrochées aux murs mal repeints me dégoûtaient, même si Nico affirmait quelles étaient fausses. Pendant ce temps, Louis courait comme un petit guerrier, brandissant une épée en plastique. Moi, je fixais les flammes dans la cheminée, évitant de regarder autour.
Peut-être ce jour et ce château me restent-ils en mémoire comme un cauchemar parce quils furent les derniers instants de mon ancienne vie. Peu après, le propriétaire sortit deux motoneiges du garage, et lune delles emporta la vie de mon fils. Nico, au volant, ne sen remit jamais, noyé dans la culpabilité et lalcool.
Je ne sais pas pourquoi jai tenu le coup. La douleur que je ressentais chaque jour depuis près dun an était indescriptible. Mais je refusais de la laisser me consumer. Elle faisait partie de moi. Personne ne comprenait ce que je traversais. Les gens ne se doutaient pas de ce que cétait, de voir leurs visages heureux alors que le mien était dévasté.
Parfois, javais envie de rejoindre Nico dans son ivresse, détouffer la souffrance avec de lalcool. Mais je savais que ce serait pire. Livresse rend plus émotif, et les émotions étaient désormais notre pire ennemi. Elles engendraient colère, rage, amertume. Nico se cachait derrière, comme une tortue dans sa carapace.
Je ne partais pas pour de bon. Javais juste besoin dair. Jai pris la voiture et roulé sans but. Les flocons tombaient sur le pare-brise, parfaits comme sils étaient dessinés par ordinateur. Je me suis arrêtée dans des stations-service, bu du café dans des relais routiers. Une fois, jai dormi dans un hôtel.
Je ne sais quand jai quitté lautoroute, mais la route ma conduite à une petite ville endormie. Je me suis garée près dun square et suis restée là, immobile.
Mademoiselle, vous allez prendre froid, frappa quelquun à la vitre.
Une vieille femme promenant un petit caniche blanc sapprocha. Je suis sortie, sans savoir pourquoi.
Vous êtes là depuis longtemps, le moteur éteint Je me suis inquiétée.
Quelque chose est arrivé, ai-je murmuré.
Pourquoi est-il plus facile de se confier à un inconnu ? Peut-être parce quil ne juge pas, ne cherche pas des fautes passées pour expliquer le malheur.
Je me suis retrouvée dans sa cuisine, une tasse de thé à la camomille entre les mains, pleurant comme si je navais pas déjà versé toutes mes larmes.
Marie, repose-toi sur le canapé. Reprends des forces avant de repartir vers ton « nulle part ».
Jai accepté.
Le lendemain matin, je me suis réveillée avec un sourire. Le caniche, Gaspard, me léchait le nez. Sa maîtresse, tante Élise, entra avec un plateau. Lodeur du café frais et des croissants chauds ma emplie dun bonheur simple.
La pâtisserie aime les compliments silencieux, dit-elle en riant.
Jai croqué dans un croissant, et jai compris. Ces petits plaisirs pouvaient encore exister.
Nico aussi mapportait des petits déjeuners autrefois, avec des blagues sur les femmes affamées. Ce souvenir ma fait sourire, sans déchirure.
Je me suis rendormie, bercée par la paix de cette maison. En me réveillant au crépuscule, jai réalisé que la chambre était celle dun jeune homme. Des posters aux murs, des haltères près de la fenêtre. Une photo sur létagère : deux garçons en uniforme, souriants.
Tante Élise est rentrée avec des courses.
Allez, on prépare le dîner ! Jai acheté des pâtisseries. Nous méritons un peu de joie.
Nous avons mangé un délicieux civet de lapin. Elle ma raconté que lanimal lui avait été offert par un admirateur, éleveur de lapins.
Cent trente-cinq bêtes, tu imagines ? Il les appelle toutes par leur nom. Un peu fou, mais travailleur. Il me demande en mariage, mais vivre dans une ferme
Tante Élise, ça fait longtemps que vous vivez seule ?
Presque trente ans. Jai aussi perdu mon fils. Le tien était plus jeune, mais la douleur, je la connais.
Elle ma parlé de son Alexis, mort accidentellement pendant son service militaire. De son mari, qui sétait noyé dans lalcool après.
Une vieille ma dit un jour : « Vis tant que tu peux, sinon tu ne les reverras pas. » Alors je vis. Avec le temps, la douleur devient plus douce, presque lumineuse.
Je navais plus envie de partir. Javais limpression dêtre chez moi.
Le lendemain matin, Nico a sonné à la porte.
Intéressant, dit-il en entrant. Aucun amant en vue.
Quel amant ?
Nimporte lequel. Vu le nom de ce bled, je mattendais au pire.
Tante Élise a ri, nous a préparé des crêpes. Nous avons passé deux jours chez elle, à nous promener dans ce village paisible, main dans la main.
De retour à Paris, nous avons vidé la chambre de Louis. Sans larmes, en souriant parfois. Nous avons gardé quelques souvenirs, donné le reste.
Cette nuit-là, nous avons parlé de laccident. Nico a fini par comprendre quil nétait pas coupable. Personne naurait pu éviter cet arbre.
Je me suis endormie dans ses bras. Au matin, le parfum du café ma réveillée.
Cest pour deux, a-t-il dit en souriant.
Neuf mois plus tard, Louis avait une petite sœur. Je crois quelle a été conçue cette nuit-là.
Quand jai annoncé la nouvelle à Nico, il ma embrassée longuement, les mains posées sur mon ventre.
Nous sommes retournés voir tante Élise, qui avait finalement épousé son éleveur de lapins. Nous étions invités à leur mariage.
**Leçon** : La vie continue, même après les plus sombres tempêtes. Parfois, il suffit dune main tendue, dun croissant chaud, ou dun caniche souriant pour retrouver la lumière.







