Tante Zoé, où est Michou ?
Pourquoi ? Quest-ce que tu lui veux ?
On devait aller cueillir des fraises des bois ce matin
Il est parti, avec les garçons.
Parti ? Les lèvres de la fillette tremblent. Il mavait promis
Écoute, Tomine, lâche-le un peu, hein ? Bientôt, tu courras après les hommes, et toi, tu taccroches à un gamin ? Va donc traîner avec les filles, laisse Michou tranquille, fais-moi plaisir.
Zoé ne supportait pas cette grande bringue aux lèvres trop rouges, aux jambes interminables comme une échasse. Rien quà la voir, ça lui retournait lestomac. Une gamine, et pourtant si déplaisante
Les lèvres de Tomine tremblent, des larmes perlent dans ses yeux bombés.
Pfut ! Quelle calamité, marmonne Zoé en haussant les épaules avant de séloigner vers le fond du jardin. Quelle peste ! Elle ne lâche pas le pauvre garçon.
À cet instant, son fils, Michou, surgit de létable.
Où tu vas ?
Dans les bois.
Tu as nettoyé lenclos des cochons ?
Oui, maman.
Tu leur as donné de la paille ?
Oui.
Et les poules, il faut
Maman, jai bossé toute la matinée, cest les vacances ! En plus, on devait aller en forêt, cest pour ça que je me suis levé tôt. Les copains mattendent.
Quels copains ?
Maman, sérieux ? Les habituels : Jeannot, Pierrot, Dédé, Loulou et Gigi.
Tas pas oublié personne ?
Non, faut que jy aille.
Et cette grande bringue, elle vient aussi ? Une fille avec des garçons ?
Maman, arrête ! Quest-ce que Tomine ta fait ? Cest mon amie.
Ton amie ? Zoé saisit son fils par lépaule et murmure : Ne traîne pas avec elle, mon petit. Elle te mènera par le bout du nez, tu vas tattirer des ennuis. Écoute-moi.
Maman, de quoi tu parles ? Le garçon se dégage et senfuit sans se retourner, sautant sur son vélo.
Tomine ! Tomine ! Zoé entend la voix joyeuse de son fils. Elle sassoit et pleure. Pourquoi saccroche-t-elle à lui ? Quest-ce quelle lui veut ? Dans deux ou trois ans, il se mariera, et il ramènera cette grande bringue en disant : « Maman, Papa, aimez-la comme moi. » Non, ça narrivera pas.
Zoé essuie ses larmes, se lève dun coup et se dirige vers le portail. Elle hésite un instant, puis part résolument le long de la rue.
Près de la clôture, des enfants jouent dans le sable.
André, ta mère est là ?
Oui, répond le gamin, concentré sur son trou.
Appelle-la.
Mman ! hurle-t-il.
Zoé grimace. Elle espérait quil irait la chercher, mais non, il braille. Quelle famille !
Oui ? répond une voix derrière la haie.
Viens, ya tatie qui te demande.
La mère dAndré, une femme tachée de son, aux lèvres pulpeuses et aux longues jambes comme sa fille, apparaît.
Annick, viens ici.
Bonjour, Zoé. Quest-ce qui se passe ? Un problème avec les enfants ? demande-t-elle, sessuyant les mains sur son tablier.
Non, rien, mais ça pourrait Surveille un peu ta Tomine. Une fille, quand même
Quoi ?
Elle suit les garçons, elle harcèle mon Michou.
Zoé, tas mangé de la belladone ce matin ? Ils sont enfants, ils jouent ensemble. Souviens-toi, à leur âge, on courait après les garçons, on allait aux champignons, aux fraises, on cueillait de lherbe pour les lapins
Toi, peut-être. Moi, jamais, rétorque Zoé.
Oh ! Regarde-moi ça. Et qui courait après mon frère Jacquot ? Qui se faisait chasser à coups de baguette par ta mère ? Je me souviens de tout, même si jai quatre ans de moins que vous. Comment vous appreniez à fumer derrière la grange, comment vous regardiez des images cochonnes en riant, comment tu lembrassais Ou tu vas dire que cest pas vrai ?
Je tai prévenue, contrôle ta gamine, sinon elle finira enceinte.
Et toi, tu létais ? Peut-être que Ptit Paul, cest le fils de Jacquot ?
Espèce didiote ! Mes enfants sont de mon mari. Mais toi, tu as ramassé nimporte qui.
Moi ? Et pourquoi ils seraient des bâtards ? Tes tombée sur la tête ? Jai un homme, et il maime, cest pour ça quon vit bien. Le tien, il est avec toi par obligation, il a peur de te quitter Tu as attrapé le premier venu parce que Jacquot ta laissée, et personne ne voulait de toi.
Zoé savait quAnnick avait la langue bien pendue. Les femmes évitaient de se disputer avec elle, et elle-même, Zoé, nétait pas une sainte.
Les enfants, après avoir cueilli des fraises, courent vers la rivière, se déshabillent en route, lancent leurs vêtements, éclaboussent, rient, séclaboussent. On ne distingue plus qui est garçon, qui est fille.
Les enfants nont pas la saleté des adultes. Ils sont purs, avant de devenir quelquun
Pour linstant, ils courent en culotte, les plus petits même tout nus, sans gêne, rient, puis sallongent sur le sable, le cul en lair, rêvent et bavardent.
Tu feras quoi plus tard, Pierrot ?
Moi ? Comme mon père, mécanicien.
Et toi, Tomine ? Chanteuse ?
Pourquoi chanteuse ?
Ben, toutes les filles veulent être artistes. Cinq minuuutes, cinq minuuutes ! chante Gigi.
Pfut ! ricane Tomine. Toi, fais-le si tu veux. Moi, je serai pilote ou scientifique.
Les filles, ça ne peut pas, dit Gigi.
Si, affirme sérieusement Dédé.
Zoé se battait pour éloigner Michou de cette grande bringue. Elle souffla de soulagement quand il partit à larmée.
Quand elle croisait Tomine, elle détournait les yeux.
Un jour, la fille arriva en larmes.
Tatie Zoé, Michou na pas écrit ?
Si hier, la postière ma apporté une lettre.
Pas moi. Les lèvres de Tomine tremblent.
Ben, il ne veut sûrement pas técrire.
Mais il a toujours écrit
Quest-ce que tu veux que jy fasse ?
La fille séloigne, voûtée.
Il en a une autre, là-bas murmure Zoé dans son dos.
Mariage, mariage ! Tout le monde danse, les amis, les copines. Le marié, Gigi, lami de Michou et Tomine, est heureux. Il nen revient pas quand Tomine, en larmes, lui propose de se marier à condition de partir en ville après.
Gigi est prêt à tout pour elle. Elle ne lavait jamais remarqué, toujours collée à Michou depuis lenfance. Elle la pleuré trois jours quand il est parti à larmée. Lui, Gigi, était toujours là. Pas pris à larmée pour raison de santé
Zoé est soulagée. Enfin, elle le lâche
Michou écrivait à sa mère, demandant pourquoi Tomine ne répondait pas.
Zoé disait quelle la voyait tous les jours, quelle allait bien Pourquoi elle nécrivait pas ? Qui sait ?
Zoé savait pourquoi.
Pourquoi ?
Elle écrivait.
Mais la postière, Claire, devait de largent à Zoé. Alors, en échange, elle récupérait les lettres de Michou pour Tomine, et celles de Tomine pour Michou et les donnait à Zoé.
Une mère sait mieux que son fils ce quil lui faut. Il est trop jeune.
Michou revient de larmée. Tomine nest plus là.
Où ?
Mariée à Gigi. Partie en ville
Zoé a une autre fille en tête, bien sous tous rapports, la fille de Nadine, Sophie.
Une bonne famille, le père est directeur dusine, il te placera.
Maman je ne laime pas.
Pfut ! Ton amour. Regarde ce que ça a donné.
Mariage, mariage. Tout le monde rit, sauf le marié, figé.
Ça ira, pense Zoé. Lhabitude et lamour viendront. Et puis, il vivra dans un bel appartement, le père fera tout pour sa fille unique Le temps arrangera tout.
Le temps passe.
On dit quil guérit.
Non. Il atténue la douleur, ajoute des soucis qui relèguent le reste au second plan.
Dix ans filent comme un instant.
Michou et sa famille rendent visite à sa mère. Tomine et Gigi aussi.
Ils se croisent par hasard, se saluent, devraient partir mais non.
Je vais fumer une cigarette, voir Dédé, dit Michou le soir.
Non, barre Zoé dans lembrasure.
Maman, quoi ?
Sophie, va avec lui. Un homme ne doit pas sortir seul.
Non, Zoé, il va voir un ami. Laissez-le.
Chez elle, cette grande bringue ? Attention, Michou.
Laisse, maman
Ses pieds le mènent à la rivière le deuxième jour, le troisième. Il sapprête à partir quand il voit une silhouette.
Elle est venue.
Enfin.
Pas de reproches, pas dexplications. Juste debout sous le cerisier, malheureux et amoureux, serrés lun contre lautre. Même la lune se cache, pour ne pas troubler ce moment.
Elle sen fiche, la lune. Si cest bien ou mal que deux gens mariés sétreignent.
Pour elle, lessentiel, cest quils soient ensemble. Alors elle se cache, pour ne pas les trahir.
Encore dix ans passent.
Puis vingt
Tomine et Michou nont jamais franchi la ligne.
Vous direz que ce nétait pas de lamour ?
Si. Et il y avait aussi la responsabilité envers ceux quils aimaient.
Leur époux, leur épouse, leurs enfants, puis leurs petits-enfants sont-ils coupables ?
Michou se tient devant la tombe de sa femme, veuf depuis trois ans.
Il est allé voir ses parents. Sa mère lui a tout avoué comment elle la séparé de Tomine. Il a pardonné.
Le temps a cicatrisé, ne laissant quune douleur sourde.
Michou ? Il se retourne. Tomine est là. Lautomne, mais elle est restée la même, mince, un foulard autour du cou. Elle sassoit près de lui sur le banc.
Ils parlent.
La vie est passée, Michou.
Elle est passée à côté, Tomine.
Pas à côté Ce nétait pas notre destin dêtre ensemble. Ne garde pas rancune à Gigi. Il ma sortie du désespoir, et puis je lai aimé.
Par gratitude ? sourit Michou.
Non. Pour son âme douce, son amour. Tout ce quil a enduré à cause de moi
Je taimais, je ne voulais personne dautre. Mais voilà, tant dannées côte à côte Michou, je voulais te demander ne lui en veux pas. Soutiens-le. Je dois y aller, adieu.
Soutenir en quoi, Tomine ?
Mais elle ne lentend plus. Elle est partie.
Le soir, son petit-fils lappelle.
Allô ?
Allô, mon vieux
Gigi, tu pleures ?
Tomine elle est partie.
Où ? commence-t-il, voulant dire quelle nest pas chez lui, mais il comprend.
Jarrive, tu mentends ? Tiens bon.
Merci mon vieux.
Ils sont assis côte à côte, deux amis qui ont vécu une vie.
Elle était malade, elle ne voulait pas quon le dise Ta femme ?
Il y a trois ans
Cest dur
Oui, mon vieux. Une vie ensemble.
Alors, restons proches. Qui nous reste ?
Dédé et Toto
Daccord.
La vie a filé comme un jour. Mais quand on se souvient, non des années. On courait encore cul nu dans leau, et maintenant, regarde
Moi aussi, mon vieux.
Peut-être que maman sentait quelque chose, pense Michou. Qui sait ? Maintenant, à quoi bon juger ?
Passer sa vie, ce nest pas traverser un champ.
Il y a des hauts, des bas,
Et le poids des erreurs,
Comme des pierres sur le chemin.
Bonjour, mes chers.
Je vous embrasse, je vous envoie des rayons de tendresse.
Toujours vôtre.







