**Journal dune nuit étoilée**
Mon père ma mariée à un mendiant parce que je suis née aveugle et ce qui arriva ensuite laissa tout le monde sans voix.
Je nai jamais vu le monde, mais jen ai ressenti la cruauté à chaque souffle. Née sans la vue dans une famille qui idolâtrait la beauté, mes deux sœurs étaient admirées pour leurs yeux envoûtants et leurs silhouettes gracieuses, tandis que moi, on me traitait comme un fardeau, un secret honteux caché derrière des portes closes. Maman est morte quand je navais que cinq ans, et depuis, mon père a changé. Il est devenu amer, envieux, cruel surtout envers moi. Il ne mappelait jamais par mon prénom, juste « cette chose ». Il me bannissait de la table familiale, des regards des invités. Il me croyait maudite. Et quand jai eu vingt et un ans, il a pris une décision qui brisa ce qui restait de son cœur déjà meurtri.
Un matin, il entra dans ma petite chambre, où je feuilletais un livre en braille usé, et jeta un morceau de tissu plié sur mes genoux.
« Demain, tu te maries », dit-il dune voix glaciale.
Je restai immobile. Ces mots navaient aucun sens. Me marier ? À qui ?
« Un mendiant de la mosquée », poursuivit-il. « Tu es aveugle, il est pauvre. Une bonne paire. »
Le sang me quitta les joues. Je voulus crier, mais aucun son ne sortit. Je navais pas le choix. Mon père ne men laissait jamais.
Le lendemain, une cérémonie expéditive scella mon destin. Bien sûr, je ne vis jamais son visage, et personne ne me le décrivit. Mon père me poussa vers lhomme et ordonna que je prenne son bras. Jobéis comme un spectre dans mon propre corps. Les rires étouffés chuchotaient : « Une aveugle et un mendiant. » Après la cérémonie, mon père me tendit un sac avec quelques vêtements et me repoussa vers linconnu.
« Maintenant, cest ton problème », lança-t-il avant de partir sans un regard.
Le mendiant, qui se nommait Émeric, me guida en silence sur le chemin. Longtemps, il ne parla pas. Nous arrivâmes à une petite cahute délabrée en bordure du village, imprégnée dodeurs de terre humide et de fumée.
« Ce nest pas grand-chose », murmura-t-il doucement. « Mais tu y seras en sécurité. »
Je massis sur une vieille natte, retenant mes larmes. Ce serait ma vie : une aveugle, mariée à un mendiant, dans une masure faite de boue et despoir.
Pourtant, la première nuit, quelque chose détrange se produisit.
Émeric prépara le thé avec des gestes délicats. Il me donna sa veste et dormit près de la porte, comme un chien veillant sur une reine. Il me parlait comme si javais de limportance : il me demandait quelles histoires jaimais, ce dont je rêvais, quels plats me faisaient sourire. Personne ne mavait jamais posé ces questions.
Les jours devinrent semaines. Chaque matin, Émeric maccompagnait à la rivière, décrivant le soleil, les oiseaux, les arbres avec une poésie qui me les faisait presque voir. Il chantait pendant que je lavais nos vêtements, et la nuit, il racontait des histoires détoiles et de lointains royaumes. Pour la première fois depuis des années, je ris. Mon cœur souvrit. Et dans cette étrange petite masure, linattendu arriva : je tombai amoureuse.
Un après-midi, alors que je cherchais sa main, je demandai :
« As-tu toujours été mendiant ? »
Il hésita. Puis, à voix basse :
« Pas toujours. »
Mais il nen dit pas plus. Et je ninsistai pas.
Jusquà ce jour.
Jétais allée seule au marché pour des légumes. Émeric mavait donné des instructions précises, et javais mémorisé chaque pas. Mais à mi-chemin, quelquun mattrapa brutalement le bras.
« Espèce daveugle ! » siffla une voix. Cétait ma sœur, Adèle. « Tu vis encore ? Tu fais encore semblant dêtre lépouse dun mendiant ? »
Les larmes me montèrent aux yeux, mais je ne pliai pas.
« Je suis heureuse », répondis-je.
Adèle ricana. « Tu ne sais même pas à quoi il ressemble. Cest un déchet. Comme toi. »
Puis, elle chuchota ce qui me brisa le cœur.
« Il nest pas mendiant. On ta menti. »
Je retournai à la maison, bouleversée. Jattendis la nuit. Quand Émeric revint, je demandai, fermement cette fois :
« Dis-moi la vérité. Qui es-tu vraiment ? »
Alors, il sagenouilla, prit mes mains, et dit :
« Tu nétais pas censée le savoir encore. Mais je ne peux plus mentir. »
Son cœur battait vite. Il respira profondément.
« Je ne suis pas mendiant. Je suis le fils du comte. »
Mon monde se mit à tournoyer. « Le fils du comte. » Mon esprit revécut chaque moment partagé sa bonté, sa force tranquille, ses histoires trop vives pour un simple mendiant et je compris pourquoi. Il navait jamais été mendiant. Mon père ne mavait pas donnée à un pauvre, mais à un noble déguisé.
Je massis, les jambes flageolantes. Mon cœur était déchiré entre lamour et la douleur. Émeric sagenouilla de nouveau.
« Je ne voulais pas te blesser. Je suis venu au village déguisé, las des prétendantes qui aimaient le titre, pas lhomme. Jai entendu parler dune aveugle rejetée par son père. Je tai observée des semaines avant de demander ta main, feignant la pauvreté. Je savais quil accepterait, car il voulait se débarrasser de toi. »
Mes larmes coulèrent. La douleur du rejet se mêlait à lincrédulité que quelquun ait pu aller si loin pour trouver un cœur pur comme le mien.
« Et maintenant ? » demandai-je seulement.
Émeric serra ma main. « Maintenant, tu viens avec moi, dans mon monde, au château. »
« Mais je suis aveugle. Comment pourrais-je être comtesse ? »
« Tu les déjà », murmura-t-il avec tendresse.
Le lendemain, un carrosse royal sarrêta devant notre masure. Les gardes en livrée noir et or sinclinèrent devant Émeric et moi. Tenant fermement son bras, je marchai vers le château.
À notre arrivée, la foule attendait. Tous étaient stupéfaits du retour du fils disparu, et plus encore de son épouse aveugle. La comtesse, mère dÉmeric, mexamina longuement. Mais je minclinai avec respect. Émeric prit ma main et déclara :
« Voici mon épouse, la femme que jai choisie, celle qui a vu mon âme quand personne ne le pouvait. »
La comtesse garda le silence un instant, puis métreignit. « Alors, voici ma fille. » Je faillis mévanouir de soulagement. Émeric chuchota :
« Je te lavais dit, tu es en sécurité. »
Cette nuit-là, près de la fenêtre des appartements royaux, jécoutais les bruits du château. Ma vie avait changé en un jour. Je nétais plus « cette chose » enfermée dans lobscurité. Jétais une épouse, une comtesse, une femme aimée non pour sa beauté, mais pour son âme.
Le lendemain matin, je fus convoquée en salle dapparat. Nobles et courtisans sy pressaient. Certains ricanèrent à mon entrée, mais je gardai la tête haute. Alors, linattendu se produisit. Émeric savança et annonça :
« Je ne prendrai pas le titre tant que mon épouse ne sera pas acceptée et honorée ici. Si cela nest pas, je partirai avec elle. »
Un murmure parcourut la salle. Mon cœur battait fort. Je le regardai et chuchotai :
« Tu renoncerais vraiment au comté pour moi ? »
Il me regarda, le feu dans les yeux. « Je lai déjà fait. Je le referais. »
La comtesse se leva. « Que tous sachent : dès maintenant, Camille nest pas seulement ton épouse. Elle est la comtesse Camille de cette maison. Quiconque la méprise, méprise la couronne. »







