Elle s’y connaît mieux

Elle sait mieux
Il y en avait une autre avant. Élodie.

La fille de son amie. Celle avec qui Jeanne avait déjà imaginé tout un avenir pour son fils Thomas. Une jeune femme calme, discrète, obéissante. Comptable dans une entreprise sérieuse. Et surtout, elle comprenait parfaitement ce lien si particulier entre une mère et son fils. Élodie avait même dit un jour : « Jeanne, je vous demanderai toujours conseil, vous le connaissez si bien. » Des mots parfaits.

Et puis il y avait cette Manon ! Impossible de sentendre avec elle. À chaque offre daide, chaque conseil pour préparer les steaks hachés de Thomas ou repasser ses chemises, elle répondait avec un sourire poli mais ferme : « Merci, mais on se débrouillera. » Ce « on » faisait mal à Jeanne. Elle était sa mère, après tout ! Elle savait mieux !

***

Chez Manon, personne ne sautait de joie non plus. À presque 30 ans, elle vivait encore chez ses parents, élevait sa petite fille et, bien sûr, rêvait de rencontrer lamour. Thomas lui avait proposé de venir vivre avec lui rapidement, après à peine un mois de relation, mais sans sa fille au début. Puis, deux mois plus tard, il lavait emmenée à la mairie il avait enfin trouvé la femme de sa vie et était prêt à fonder un foyer.

Manon était au septième ciel de bonheur. Cétait ce grand amour dont elle avait toujours rêvé. Quand on essayait de la ramener à la réalité, de lui faire remarquer que lamour rend aveugle, que Thomas nétait pas prêt pour le mariage, elle sénervait. Elle laimait profondément et était persuadée quelle pourrait le réchauffer, le rendre heureux, laider à « prendre son envol ».

Un mois avant le mariage, elle était assise dans la cuisine de sa mère. Celle-ci buvait son thé en la regardant avec une tristesse étrange.

« Manon, tu sais bien que le caractère de Thomas nest pas simple ? » commença-t-elle prudemment.

« Maman, il est juste sensible ! » se défendit aussitôt Manon. « Personne ne la jamais compris. Moi, je le comprends. »

« Il ne sagit pas de compréhension, ma chérie. Il est habitué à être choyé, à vivre sous laile de sa mère, sans aucune responsabilité. Tu es prête à tout porter sur tes épaules ? Lui, sa mère, ta fille ? »

« Il se détachera delle quand on aura notre propre famille ! Thomas a juste besoin damour et de soutien. Je lui donnerai tout ça. »

Sa sœur, Léa, fut plus directe. Après une visite où Thomas avait passé la soirée à se plaindre de son ancien patron sans laisser personne placer un mot, elle prit Manon à part :

« Manon, ton Thomas est un égoïste fini. Tu ne le vois vraiment pas ? Il ne remarque personne autour de lui, seul son petit monde lintéresse. »

« Il est juste contrarié. Tu nas pas vu comme il peut être tendre et drôle ! »

« Tu lidéalises, » soupira Léa. « Le mariage, ce nest pas que des câlins, cest aussi savoir qui sortira les poubelles et te préparera une tisane quand tu es malade. »

Manon nécoutait pas. Elle était convaincue que sa famille était jalouse de ce mariage si rapide. Quils ne croyaient pas à lamour vrai. Pourtant, avec Thomas, ils ne se disputaient presque pas durant les premiers mois. Elle adorait aménager leur nouveau chez-eux, tester de nouvelles recettes cuisiner pour lhomme quelle aimait la rendait heureuse. Et puis, il partait souvent en déplacement, alors ils avaient le temps de sennuyer lun de lautre. Bref, elle ignorait les avis extérieurs. Quant aux tentatives de sa belle-mère de simposer comme conseillère principale, elle les contournait tranquillement heureusement, Thomas avait son propre appartement, ce qui lui donnait de lespoir.

***

Si Jeanne avait pu, elle aurait interdit ce mariage. Mais tout était allé trop vite, et puis Thomas nétait plus un enfant, il allait sur ses 34 ans. Lespoir quil se débarrasserait de Manon en trois mois, comme les précédentes, sétait envolé. En plus, toute la famille de la mariée sen était mêlée. Jeanne refusa de participer à lorganisation. Elle fut la seule invitée du côté du marié et estima que si les parents de Manon voulaient une noce coûteuse, cétait leur problème. Pendant la cérémonie, elle ne quitta pas le couple des yeux. Elle voyait bien que Manon était sincèrement amoureuse et ne pouvait détacher son regard admiratif de son fils. « Ça ne durera pas, » pensait-elle. « Elle finira par se lasser. Thomas ne pourra pas vivre avec elle. »

Après le mariage, Manon ramena sa fille chez eux et se lança à fond dans leur vie de famille. Jeanne habitait à lautre bout de Paris, mais elle appelait et venait si souvent quelle finit par déranger sa belle-fille. Tout ce que faisait Manon était critiqué. Thomas nosait pas contredire sa mère. Ou peut-être ne savait-il pas comment. Et Jeanne, voyant Manon essayer de le faire grandir, exiger quelque chose de lui, bouillonnait de colère.

Quand Thomas perdit son travail, sa mère redoubla de présence. Appels quotidiens. Visites impromptues avec des gâteaux, inspection du frigo et des placards.

« Oh, Thomas, tu aimes bien les chaussures blanches. Manon, pourquoi tu ne lui en as pas acheté ? »

« Maman, arrête, » grognait Thomas, mais il mettait quand même celles quelle avait apportées.

Manon ouvrit les yeux lentement, douloureusement. Dabord, elle perdait clairement face à sa belle-mère en cuisine et en ménage. Ensuite, elle devait travailler plus, car le « chômage temporaire » de Thomas séternisait depuis six mois. Il attendait les indemnités de son entreprise en faillite, ne cherchait pas de travail, espérait que le monde lui offrirait quelque chose de « digne ». Ils vivaient sur le salaire de Manon et ses modestes économies.

Un jour, alors quil ne restait même plus assez pour les courses de base, il lui dit avec légèreté :

« Appelle maman, emprunte jusquà la paye. »

Elle resta pétrifiée.

« Thomas, on est des adultes. Tu ne penses pas que tu pourrais regarder les jobboards ? »

« Tu ne crois pas en moi ? » Son visage se tordit de vexation. « Je ne vais pas prendre nimporte quel boulot ! Tu veux que je devienne livreur ? »

Jeanne captait chaque plainte, chaque mot mécontent envers Manon et en faisait immédiatement un drame :

« Elle ne te comprend pas, mon fils. Elle ne tapprécie pas. Je te lavais dit. Élodie, elle, naurait jamais agi comme ça. »

Elle lui faisait miroiter un monde où Thomas était attendu, compris, chéri. Loin du monde de Manon, rempli de reproches et dexigences incompréhensibles de grandir. Thomas se taisait. Et hochait toujours la tête quand sa mère critiquait la vaisselle dans lévier ou le sable dans lentrée. Puis, après son départ, il sénervait contre sa femme : « Pourquoi tu ne peux pas juste nettoyer à temps pour quon nait rien à te reprocher ?! »

Manon se vexait, bien sûr. Elle essayait de lutter, de discuter, de prouver son point. Mais elle se heurtait à un mur. Thomas obéissait à sa mère. Il voulait être le chef dans son nouveau foyer, mais depuis lenfance, il savait que le chef, cétait elle. Sa parole faisait loi. Elle savait mieux. En cas de crise plus dargent, dispute avec sa femme il courait vers elle. Parce quelle réglait tout. Parce quelle donnait. Parce quavec elle, cétait sûr et familier. Maman était toujours de son côté. Et pour le matériel, Thomas ne sétait jamais trop fatigué non plus. Son père, rongé par la culpabilité, lui offrait tout au premier signe. Un vélo, un scooter, une voiture, puis même un appartement pour ses 30 ans.

Bien avant de découvrir linfidélité, Manon avait compris quelle avait épousé un éternel enfant et quelle était condamnée à rivaliser avec sa mère. Alors, quand on lui envoya une vidéo plutôt compromettante, elle ne chercha même pas dexplication. Elle appela ses parents, fit ses valises et partit.

Jeanne, en apprenant la nouvelle, ressentit un immense soulagement. Enfin, ce mariage stupide prenait fin. Son petit garçon était de retour avec elle.

Elle se précipita pour réconforter Thomas :

« Tu es un homme, ces choses arrivent. Cest de sa faute, elle ta poussé à bout. Elle na pas su créer un foyer agréable. Si un homme est bien chez lui, il ne ferait pas ça. Ça va sarranger, mon fils. Maman est là. Tu verras, tout redeviendra comme avant. Je ferai le ménage, la cuisine. Et puis, qui sait, Élodie pourrait passer te voir. Elle a toujours eu un faible pour toi. »

***

Manon, bien quelle soit partie avec détermination, était dévastée. Dans sa famille, presque tous les couples ne connaissaient pas le divorce, et rompre après deux ans ressemblait à un échec cuisant. Elle sattendait à ce quon la supplie de patienter, de sauver son mariage, de pardonner. Mais ce ne fut pas le cas.

Et là, quelque chose dincroyable se produisit.

Quand elle appela sa mère en sanglotant : « Je nen peux plus. Je demande le divorce », la réponse fut : « Daccord, viens, ta chambre vous attend. »

Le soir, alors que Manon racontait en détail ses deux années de vie conjugale, sa mère ne linterrompit pas.

« Divorce, ma chérie, » dit-elle doucement quand Manon eut fini. « Thomas ta-t-il fait une seule concession pendant tout ce temps ? »

« Pas une seule, mais tu ne vas pas essayer de me dissuader ? »

« Non. Cet homme ne changera jamais. Tu devras toccuper de lui toute ta vie. Cest ce que tu veux ? »

Sa sœur, Léa, dit la même chose : « Félicitations ! Je suis contente que tu aies enfin ouvert les yeux. » Sa grand-mère, mariée depuis 55 ans, la bénit pour le divorce. Même son père strict, dhabitude si traditionnel, frappa la table : « Bravo de ne pas avoir supporté cette mascarade plus longtemps ! »

Alors, Manon ressentit une colère différente. Elle alla voir sa mère, prête à en découdre.

« Pourquoi vous navez rien dit ?! » cria-t-elle, étouffée par les larmes. « Vous voyiez bien ce quil était ! À la mairie, avant la mairie ! Pourquoi vous ne mavez pas retenue, empêchée, arrêtée ?! Vous vous fichiez complètement de mon avenir ? Ça vous était égal de savoir qui jépousais ?! »

Sa mère la regarda avec une infinie tendresse et lassitude :

« Manon, ma petite. Quest-ce que ça aurait changé, dis-moi ? Si je métais agenouillée devant la mairie pour te supplier de ne pas lépouser ? Tu maurais écoutée ? Tu maurais crue ? Ou tu men aurais voulu à vie, persuadée que je brisais ton bonheur ? »

Manon se tut. Elle ne pouvait rien répondre. Bien sûr quelle naurait pas écouté. Et puis, on avait bien essayé de la prévenir, mais elle pensait quon était jaloux.

« Parfois, la seule façon dapprendre à choisir sans illusions, cest de vivre sa propre erreur, » dit doucement sa mère. « On aurait pu te larracher de force. Mais alors, tu aurais regretté toute ta vie ce conte de fées inachevé et tu nous en aurais voulu. Et là Maintenant, tu sais. Par toi-même. Et ce savoir restera avec toi pour toujours. Ça fait mal, mais cest le tien. »

Manon éclata. Elle pleurait non seulement sur son mariage brisé, mais aussi sur cette lucidité nouvelle. Ils nétaient pas indifférents. Ils étaient sages. Ils lui avaient permis de se tromper pour quelle apprenne à voir non pas un prince charmant, mais un homme réel. Et cétait une leçon inestimable.

***

Et vous, quen pensez-vous ?

Un dilemme complexe pour toute famille. Quest-ce qui est mieux : essayer dempêcher un mariage voué à léchec, au risque de briser les liens à jamais ? Ou laisser lautre faire son erreur, être là quand les yeux souvriront et soutenir quand tout sécroulera ? Où est la limite entre le souci de lautre et lingérence dans sa vie ?

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Elle s’y connaît mieux
«LE GARÇON À L’ÉPREUVE DES ÉPREUVES»