Et où est-ce que tu crois aller ? La voix de Véronique Dubois résonne, pleine de reproche.
Camille soupire profondément en fermant son sac. Une tension familière lui serre la poitrine à lintonation de sa mère, annonçant un nouvel interrogatoire.
Au travail, maman, répond-elle, en essayant de garder son calme.
Quel travail ?! sexclame Véronique, sa voix montant dun cran. Tu nas pas de service aujourdhui, je le sais ! Où vas-tu, avoue tout de suite !
Camille se retourne vers elle. Sa mère se tient dans lencadrement de la porte, les bras croisés.
On ma demandée de remplacer quelquun au magasin. Un peu dargent en plus ne fait pas de mal, explique-t-elle posément.
Tu mens ! lance sa mère en avançant dun pas. Je sais très bien que tu veux sortir avec tes petits amis ! Ingrate ! Je tai élevée, jai tout sacrifié pour toi, et tu oses me mentir en face !
Véronique semporte, son visage rougissant de colère.
Camille la regarde droit dans les yeux. Son regard, chargé de lassitude et de douleur accumulée, fait taire sa mère un instant.
Tu peux venir avec moi, si tu ne me crois pas, murmure Camille avant de sortir sans attendre de réponse.
Elle entend sa mère lui crier quelque chose, mais les mots se perdent dans le bruit de la rue.
En marchant vers le travail, ses pensées sagitent comme des oiseaux en cage. Vingt-quatre ans. Elle a vingt-quatre ans, et pourtant, elle vit sous contrôle comme une enfant. Ce nest pas normal, se dit-elle en évitant une flaque sur le trottoir. À son âge, dautres filles vivent seules, font carrière, sortent avec des garçons. Et elle ? Elle na même pas pu entrer à luniversité.
Le souvenir la frappe comme une lame. Elle rêvait de devenir institutrice. Elle avait préparé les examens, obtenu les notes requises. Mais sa mère avait fait une scène si violente quelle avait renoncé.
À quoi ça te servirait, cette fac ? Tu traînerais Dieu sait où, comme ces étudiantes ! Et moi ? Qui soccuperait de moi ? avait hurlé Véronique.
Et Camille avait cédé, comme toujours.
Cest sa mère qui la placée dans ce magasin à cinq minutes de chez elles. *Pour que je sache où tu es*, disait-elle.
Et elle venait vérifier. Souvent. Sous prétexte dacheter du pain ou du lait, mais en réalité pour sassurer que sa fille était bien là.
Tout avait commencé bien plus tôt. Adolescente, Camille devait suivre un emploi du temps strict : maison-école-maison. Un retard de deux minutes déclenchait un interrogatoire : où étais-tu, avec qui, pourquoi ? Vouloir sortir avec des camarades après les cours ? Scandale. Une invitation à un anniversaire ? Pleurs, négociations interminables, puis refus.
On ne sait jamais ce qui peut arriver à ces fêtes, tranchait Véronique.
Camille pousse la lourde porte du magasin. Le son de la clochette, lodeur des viennoiseries fraîches. Elle se change dans larrière-boutique et rejoint la salle de vente.
Sans sen rendre compte, elle sétait résignée. Jour après jour, année après année. Tout en rangeant les produits, elle observe ses collègues. Élodie et Justine, deux filles de son âge, discutent avec entrain de leur weekend.
On va essayer ce nouveau café samedi, puis cinéma en soirée ! dit Élodie.
Super ! renchérit Justine. Et dimanche, on peut se balader dans le parc sil fait beau.
Camille détourne les yeux. Ses propres projets ? La maison, sa mère. Comme toujours. Ménage, cuisine, télévision sous lœil vigilant de Véronique.
Deux jours plus tard. Le petit-déjeuner du dimanche commence comme dhabitude. Camille mange machinalement ses céréales, absorbée par ses pensées. La révolte qui grandissait en elle prend enfin forme.
Véronique frappe la table du plat de la main. Camille sursaute, sa cuillère lui échappe presque.
À quoi tu penses ? Tu fais une tête comme si on tavait marché sur le pied. Allez, parle !
Camille lève les yeux. Son cœur semballe, sa bouche est sèche. Les mots jaillissent malgré elle :
Je veux vivre seule.
Un silence brutal envahit la cuisine. Le visage de Véronique vire au rouge, puis au pourpre.
Seule ? Toi ? Tu te rends compte de ce que tu dis ! crache-t-elle. Cest seulement ici, sous ma protection, que tu es en sécurité ! Sans moi, tu ne feras pas long feu ! Le monde est cruel, les hommes sont tous des menteurs…
Maman, les autres y arrivent bien… tente Camille.
Si tu oses encore parler de partir, la voix de Véronique se fait basse et menaçante, je tenfermerai dans cet appartement. Tu ne sortiras plus jamais. Compris ?
Camille la fixe, les yeux écarquillés. Des larmes coulent sur ses joues.
Pourquoi ? chuchote-t-elle. Pourquoi tu me fais ça ?
Véronique se renverse sur sa chaise. Une expression étrange, mêlant colère et satisfaction, traverse son visage.
Pour rien. Je tai eue pour moi, pas pour que tu traînes nimporte où. Tu dois rester ici. Toujours.
Camille reste pétrifiée. Ces mots la transpercent comme une douche glacée. *Pour moi*. Pas par amour, pas par désir. Comme un objet. Une possession.
Véronique grogne et quitte la table sans un mot, laissant Camille digérer lhorreur.
…Les deux jours suivants, Camille se montre exemplaire. Pas de réplique, pas de contestation. Véronique se détend, croyant sa fille soumise. Elle esquisse même quelques sourires et compliments sur les repas.
Mais Camille a pris sa décision. Avant sa prochaine journée, elle glisse en secret son passeport et ses économies soigneusement cachées sous son matelas dans son sac.
Après le travail, elle ne rentre pas. Elle se rend chez le gérant.
Monsieur Lefèvre, commence-t-elle, les mains tremblantes, je dois démissionner. Tout de suite. Sans préavis. Aidez-moi, sil vous plaît.
Le gérant hausse les sourcils. Camille est une bonne employée, toujours ponctuelle.
Que se passe-t-il ?
Elle hésite, puis explique brièvement : sa mère, son contrôle, limpossibilité de vivre.
M. Lefèvre réfléchit, puis propose :
Notre succursale à lautre bout de Paris cherche du monde. Je peux ty transférer. Même salaire. Ta mère aura du mal à te retrouver.
Camille accepte avec gratitude. Elle quitte le magasin avec un nouveau contrat. Elle trouve une chambre pour 500 euros modeste, mais suffisante.
À larrêt de bus, elle sort son téléphone, casse et jette la carte SIM. Elle en achètera une nouvelle demain.
…Une semaine plus tard, Camille vit dans une résidence étudiante. Sa petite chambre aux murs défraîchis lui semble un palais. Ici, elle se lève quand elle veut, mange ce quelle veut, et surtout respire librement.
Parfois, sa main cherche son téléphone. Lhabitude de rendre des comptes est tenace. Mais elle résiste. Un appel, et sa mère la retrouverait, la forcerait à revenir.
La solitude lui pèse parfois, semant le doute. Puis elle se rappelle : *Je tai eue pour moi*. Et elle sait quelle a bien agi.
Rester sous lemprise de Véronique ? Cétait une lente asphyxie.
Maintenant, elle a une chance. Apprendre à vivre pour elle, pas pour les besoins malades de sa mère. Cest dur. Parfois insupportable. Mais elle na pas le choix.
Elle doit vivre sa vie.







