Cinquante ans, jai eu peur de devenir veuve. Ce nest quaprès sa mort, en triant ses affaires, que jai compris que javais passé ma vie avec un étranger.
Maman, tu ne veux pas arrêter pour aujourdhui ? Ça sent la naphtaline et le passé, ici.
Élodie plissa le nez, debout sur le seuil de la chambre de son père. Claire Dubois ne se retourna même pas.
Elle pliait méthodiquement ses chemises, une à une, comme un rituel. Col après col, pour les ranger dans une boîte en carton.
Je veux juste finir avec cette armoire.
Ça fait une semaine que tu dis ça. Il était quelquun de bien, papa. Calme, discret, posé. Mais il est parti. Et ses affaires ne sont que des affaires.
Claire simmobilisa, son pull préféré en grosse maille entre les mains. *Bien. Calme. Posé.* Ces mots, comme trois clous, scellaient le cercueil de leur mariage. Cinquante ans dun silence étouffant.
Ce nétait pas sa mort qui lui faisait peur. Cétait ce vide après. Celui qui, maintenant, semblait suinter des fissures de la vieille armoire, mêlé à lodeur de la poussière, lui remplissant les poumons.
Je men occupe, Élo. Va rejoindre ton mari. Ne le laisse pas dîner seul.
Sa fille soupira mais ne discuta pas. Elle partit. Claire resta seule. Dun geste brusque, quelle ne sexpliquait pas, elle tira la porte de larmoire, qui grinça en cédant.
Il fallait la déplacer pour nettoyer derrière. Louis était maniaque sur la propreté. Une de ses petites manies *silencieuses et correctes*.
Elle poussa larmoire lourde et récalcitrante. Le bois résista, puis glissa, laissant deux profondes marques sur le parquet.
Et là, sur le mur, à hauteur de ses yeux, sous le bord décollé du vieux papier peint, une fine ligne presque invisible. Pas une fissure. Quelque chose dautre.
Claire passa le doigt dessus. Le papier céda, révélant le contour dune petite trappe encastrée, sans poignée. Son cœur fit un bond douloureux.
À lintérieur, serrés les uns contre les autres comme pour garder leur chaleur, plusieurs carnets épais à la reliure rigide. Des journaux intimes.
*Louis ? Des journaux ?* Lui qui, à table, répondait à peine quand elle lui demandait comment sétait passée sa journée ? Toujours le même *« Ça va. Tu as dîné ? »*
Elle ouvrit un carnet au hasard. Son écriture anguleuse, familière.
*14 mars. Aujourdhui, jai croisé Sophie Martin du troisième étage. Elle pleurait encore, sa retraite en retard, pas assez pour ses médicaments. Jai dit à Claire que jallais me promener, mais je suis allé à la pharmacie et jai déposé un sac devant sa porte. Jai dit au pharmacien que cétait une surprise dun vieil ami. Surtout, que Claire ne lapprenne pas. Elle dirait quon a déjà du mal à joindre les deux bouts. Elle a raison, bien sûr. Mais comment ne pas aider ?*
Claire serra la page. Elle se souvenait de ce jour. Louis était rentré silencieux, distant, avait refusé de dîner. Elle sétait vexée, croyant quil se refermait encore dans sa forteresse impénétrable.
Elle ouvrit un autre carnet, fébrile.
*2 mai. Le fils des voisins, Vincent, sest encore fourré avec une mauvaise bande. Il a cassé sa moto. Son père a failli le tuer. Je lui ai donné de largent en cachette pour les réparations. Jai dit que cétait une dette que je remboursais pour son grand-père. Ce gamin est bien, juste un peu bête. Claire ne comprendrait pas. Elle pense que les problèmes des autres ne nous regardent pas. Elle protège notre maison. Moi je ne peux pas vivre dans une forteresse quand dautres maisons sécroulent.*
*Largent caché.* Celui quils économisaient pour un nouveau frigo. Un jour, il avait simplement « disparu ». Louis avait haussé les épaules, prétendant lavoir perdu. Et elle elle avait presque cru quil lavait dépensé en alcool. Elle lavait méprisé en silence pour cette faiblesse imaginaire.
Claire était assise par terre, entourée de poussière et de secrets. Lair lui manquait. Chaque ligne criait lexistence dun homme quelle navait jamais connu.
Un homme qui vivait à ses côtés, dormait dans son lit, mais dont la vraie vie se déroulait dans un univers parallèle, caché derrière le rideau de son silence.
Et là, en rangeant ses affaires, elle comprit avec une clarté brutale : cinquante ans, elle avait vécu avec un parfait inconnu.
Elle lut jusquà ce que les lettres se brouillent. Une heure, deux, trois. La pièce sombra dans lobscurité, Claire toujours par terre, entourée de carnets ouverts comme les débris dune vie inconnue.
La honte lui brûlait les joues. Elle se souvint de tous ses reproches, de ses soupirs sur son « manque dinitiative », des soirées où elle lui reprochait son silence, ignorant quil nétait pas vide, mais plein. Plein de pensées, dactes, de sentiments quil lui cachait, comme un contrebandier.
*10 septembre. Claire a encore parlé de la vie active de Simone. Et moi ? Boulot-dodo. Elle sennuie sûrement avec moi. Elle, cest le feu. Moi, leau. Jai peur de mévaporer à ses côtés. Mieux vaut me taire. Quelle croie que tout va bien. Pourvu quelle soit tranquille.*
Elle nétait pas tranquille. Elle rageait contre son calme. Elle prenait son attention pour de lindifférence.
La porte souvrit à nouveau. Élodie était là, un sac de courses à la main.
Maman, tu es encore là ? Je tai acheté du yaourt.
Elle alluma la lumière. La lampe éclaira Claire échevelée, les carnets éparpillés.
Mon Dieu, cest quoi ces vieilleries ? Tu veux garder tous les déchets de la maison ?
Ce ne sont pas des déchets. Cest à ton père.
Élodie prit un carnet, parcourut les lignes. Ses sourcils se froncèrent.
*Notes sur la culture des violettes* ? Sérieusement ? Papa et les fleurs ? Maman, voyons. Il les détestait. Il râlait chaque fois que tu en rapportais.
Il ne râlait pas, dit Claire doucement, levant les yeux. Il faisait semblant.
*12 avril. Jai offert une violette à Claire. Jai dit que cétait la monnaie du magasin. Jai fait trois marchés pour trouver cette variété, « Dragon bleu ». Elle était si heureuse. Quand elle sourit, je voudrais acheter tous les marchés. Pourvu quelle ne devine pas le temps passé. Elle dirait que je perds mon temps.*
Oh, maman, arrête, fit Élodie en reposant le carnet. Il soccupait comme il pouvait à la retraite. Des écritures ridicules. Allez, viens dîner.
Il na pas écrit ça à la retraite. Il a écrit ça toute sa vie. Sur nous. Sur toi.
Élodie soupira. Ce soupir qui disait : *maman recommence.*
Maman, je comprends que tu sois triste. Mais ninvente pas. Papa était un homme simple, bien. Pas un héros secret. Il vivait, cest tout. Il trava







