« Ta place est à mes pieds, servante ! » lançait ma belle-mère. Après son AVC, je lui ai engagé une aide à domicile une femme quelle avait détestée toute sa vie.
« Tu as encore déplacé ma poêle à frire, Catherine ? »
La voix de ma belle-mère, Valérie Dupont, coupait lair comme une lame. Elle sincrustait dans les murs de la cuisine, imprégnait le bois du plan de travail, et même les motifs des carreaux semblaient en perdre leur éclat.
Catherine se retourna lentement depuis lévier, sessuyant les mains sur son tablier. La poêle lourde, en fonte, une relique familiale trônait sur la plaque la plus éloignée, là où Valérie lavait posée le matin même. À sa place, la seule qui soit correcte à ses yeux.
« Je ne lai pas touchée, Valérie. »
« Bien sûr que non. Alors quoi, cest le fantôme du placard ? » La bouche de Valérie se tordit en un sourire méprisant, son regard perçant balayant la cuisine. *Sa* cuisine, devenue depuis longtemps un champ de bataille où Catherine perdait une guerre après lautre.
Partout régnait un ordre étranger et oppressant. Les bocaux de céréales nétaient plus rangés par ordre alphabétique, mais par taille comme des soldats en rang. Les torchons ne pendaient plus aux crochets, mais étaient jetés en travers de la poignée du four, ce qui plongeait Catherine dans un désespoir silencieux. Un chaos minutieux, étouffant, camouflé sous des apparences de perfection.
« Je ne fais que poser une question, » reprit Valérie en croquant bruyamment dans un concombre. « Dans *ma* maison, jai bien le droit de demander, non ? »
*Sa maison.* Cette phrase, Catherine lentendait dix fois par jour. Pourtant, lappartement appartenait à Olivier, son mari. *Leur* appartement. Mais Valérie se comportait comme sil sagissait de son château familial, et queux nétaient que des locataires provisoires.
Catherine ne répondit pas. Discuter avec elle revenait à se cogner la tête contre un mur. Elle retourna à sa vaisselle. Leau coulait doucement, emportant la mousse et ses larmes quelle navait jamais versées.
Le soir, Olivier rentra. Mari. Fils. Il embrassa sa mère sur la joue, puis effleura à peine les cheveux de Catherine, comme une formalité.
« Crevé comme un chien. Quest-ce quon mange ? »
« Poulet et pommes de terre, » répondit-elle sans quitter la cuisinière des yeux.
« Encore ? » sexclama immédiatement Valérie, postée sur son tabouret. « Mon petit Olivier, je te lai dit il te faut de la vraie viande. Elle te gave de fromage, tu vas finir transparent. »
Olivier soupira, épuisé, et partit dans la chambre. Jamais il nintervenait. Sa position était simple et confortable : « Ce sont des histoires de femmes, débrouillez-vous. » Il ne voyait pas la guerre. Juste des escarmouches domestiques entre deux femmes quil prétendait aimer également.
Plus tard, alors quelles étaient seules dans la cuisine, Valérie sapprocha de Catherine, si près quelle sentit son parfum cher et cette odeur de pouvoir écrasant.
« Écoute-moi bien, petite, » chuchota-t-elle pour quOlivier nentende pas. « Tu nes personne ici. Juste un accessoire pour mon fils. Une couveuse pour mes futurs petits-enfants, rien de plus. »
Elle saisit une serviette et essuya une tache invisible avec dégoût.
« Rappelle-toi bien : ta place est à mes pieds. Tu es une domestique, un point cest tout. »
Cest à ce moment précis que son visage se tordit étrangement. Le coin droit de sa bouche saffaissa, sa main lâcha la serviette. Valérie chancela et glissa lentement sur le sol.
Dans le couloir de lhôpital, lodeur de stérilité et de malheur étranger flottait. Olivier, la tête entre les mains, murmura :
« Un AVC Les médecins disent quil faudra une aide à domicile. Le côté droit est paralysé. »
Il leva vers Catherine des yeux rougis. Aucune douleur ny brillait seulement de lirritation et un calcul froid.
« Catherine, je ne peux pas. Le travail, tu sais. Ça va reposer sur toi. Tu es ma femme cest ton devoir. »
Il parlait comme sil lui passait le témoin dans une course dont il venait de se retirer.
Il viendrendrait. Visiterait. Contrôlerait. Mais le sale boulot, le quotidien, ce serait pour elle.
Catherine le regarda et, pour la première fois depuis des années, ne ressentit rien. Ni pitié, ni colère. Juste le vide. Un champ brûlé.
Elle hocha la tête.
De retour à la maison, dans la cuisine désertée mais enfin silencieuse, Catherine sapprocha de la fenêtre. Dans la cour, sur laire de jeux, jouait Véronique, la voisine du cinquième étage, avec sa petite fille.
Jeune, bruyante, celle que Valérie haïssait dune haine féroce pour ses rires trop forts, ses jupes trop courtes et son « regard insolent ».
Catherine la regarda longuement. Puis un plan se dessina dans son esprit. Froid, précis, impitoyable. Elle sortit son téléphone et trouva son numéro.
« Véronique ? Bonjour. Jai besoin dune aide à domicile pour ma belle-mère. »
Valérie fut ramenée une semaine plus tard. Assise dans un fauteuil roulant, enveloppée dans une couverture, elle avait le côté droit paralysé, sa parole nétait plus quun murmure indistinct. Mais ses yeux
Ses yeux étaient restés les mêmes. Autoritaires, perçants, pleins dune colère intacte.
Quand Véronique entra dans la chambre, ces yeux senflammèrent dune telle rage quon aurait cru les rideaux sur le point de prendre feu. Elle lavait reconnue.
« Bonjour, Valérie, » dit Véronique avec son sourire le plus désarmant. « Je suis Véronique, je vais moccuper de vous. »
Un grognement rauque séchappa de la gorge de Valérie. Sa main valide se serra en un poing.
« Catherine, laissez-nous, sil vous plaît, » demanda doucement Véronique. « Notre patiente et moi avons besoin de faire connaissance. »
Catherine sortit sans un mot. Elle neut pas besoin découter aux portes. Limaginer suffisait.
Véronique était larme parfaite. Elle avait ce don rare : une immunité totale à la haine des autres.
Dabord, elle ouvrit grand la fenêtre :
« Oh, quel air frais ! Un peu doxygène dans votre cachot. »
Puis elle alluma la radio. De la pop joyeuse, celle que Valérie méprisait en la qualifiant de « musique à épiler les sourcils ». Valérie grommelait, ses yeux lançaient des éclairs. Véronique, revenant avec une assiette de soupe mixée, hocha la tête avec compréhension :
« Vous aimez ? Moi aussi, cest parfait pour travailler ! »
Elle la nourrissait à la cuillère, ignorant les tentatives de Valérie pour repousser la nourriture. La soupe coulait sur son menton, tachant son chemisier de nuit en soie.
« Allons, comme un bébé, » grondait gentiment Véronique. « Si vous ne coopérez pas, ça va être la manière forte. Et si vous vous salissez, je vous changerai. Ça ne me dérange pas. »
Olivier venait le soir. Valérie se métamorphosait à son arrivée. Ses yeux se remplissaient dune détresse universelle. Elle tendait sa main valide vers lui, murmurait, désignait Véronique dun air accusateur.
« Maman, ne tinquiète pas, » disait Olivier en caressant sa main, évitant de regarder laide à domicile. « Véronique est une fille bien. Elle prendra soin de toi. »
Il apportait des oranges, restait une demi-heure et partait, soulagé, comme sil échappait à une corvée.
Catherine observait tout en silence. Elle nentrait presque jamais dans la chambre de Valérie. Elle donnait simplement de largent et des instructions brèves à Véronique :
« Aujourdhui, tu peux inverser les photos sur la commode. Et mets un vase de fleurs. Elle déteste le parfum des lys. »
Véronique exécutait ses missions avec enthousiasme. Elle déplaçait les meubles, lisait à voix haute des romans à leau de rose. Un jour, elle amena sa petite fille, Lili. Lenfant courait en riant, touchait les éléphants en porcelaine la collection sacrée de Valérie.
La vieille femme poussa un cri silencieux. Des larmes dimpuissance coulaient sur ses joues. Elle regarda Catherine, qui jetait un coup dœil à la porte, et dans ses yeux, pour la première fois, il y avait une supplique.
Catherine la regarda froidement :
« Véronique, surveille Lili pour quelle ne casse rien, » dit-elle avant de partir. La vengeance était un plat quelle servait par procuration.
Le dénouement arriva par surprise. Un jour, en rangeant larmoire, Véronique fit tomber une lourde boîte en bois dune étagère.
En souvrant, elle répandit sur le sol des lettres jaunies, des photos et un épais cahier.
« Catherine, viens voir, » appela Véronique. « On a trouvé un trésor. »
Valérie, apercevant le cahier, émit un gémissement prolongé. Catherine le ramassa. Cétait un journal intime.
Elle le lut toute la nuit.
Ce quelle y découvrit changea tout. Ces pages nétaient pas écrites par la Valérie autoritaire, mais par une jeune femme amoureuse, Valérie.
Elle parlait de son premier mari, pilote dessai, quelle adorait. De sa mort. De son veuvage, enceinte de sept mois.
Elle avait mis au monde un fils, lavait appelé comme son père. Deux ans plus tard, lors dune épidémie de grippe, lenfant était mort. « Le ciel ma pris mon mari, la terre mon fils », avait-elle écrit dune main tremblante.
Puis vinrent des années de misère. Un second mari, le père dOlivier, un homme doux et sans volonté, quelle avait épousé par désespoir. La naissance dOlivier son dernier espoir.
Et cette peur panique, animale, quil devienne aussi faible que son père. Elle avait voulu endurcir son caractère par sa propre dureté.
*Jai voulu faire un guerrier, jai eu Olivier.*
Elle écrivait sur sa jalousie noire envers ceux dont la vie était facile. Envers ceux qui pouvaient rire si fort, comme cette fille du cinquième. Elle ne les haïssait pas elle haïssait son propre destin mutilé.
Au matin, Catherine alla trouver Véronique. Elle lui tendit le journal sans un mot.
« Lis. »
Véronique le lut sur un banc, dans la cour. Quand elle revint, son visage était grave.
« Horrible, » murmura-t-elle. « Cette pauvre femme. Mais, Catherine, ça ne lexcuse pas. »
« Non, » admit Catherine. « Mais je ne peux plus. La vengeance na plus de sens. Cest comme frapper un objet déjà cassé. »
À partir de ce jour, tout changea. Véronique nalluma plus la radio. Elle passa des vieux disques, ceux dont parlait le journal. Elle trouva un recueil de poèmes de Prévert.
Dabord, Valérie résista. Mais un jour, alors que Véronique lisait à voix haute, une larme coula lentement sur sa joue.
Catherine aussi commença à entrer dans sa chambre. Elle lui apportait du thé vert, sasseyait et parlait calmement de sa journée.
Quand Olivier vint, il ne reconnut pas lappartement.
« Pourquoi plus de musique ? Maman a besoin de gaieté ! »
« Elle a besoin de calme, Olivier, » répondit doucement Catherine. « Et elle a besoin dun fils. Pas dun visiteur dune demi-heure. »
Elle lui tendit le journal.
« Lis. Peut-être que tu sauras enfin qui est ta mère. »
Olivier partit avec le cahier et ne revint pas ce soir-là. Catherine nappela pas. Elle attendit.
Il réapparut deux jours plus tard vieilli, les yeux cernés. Il resta longtemps dans le couloir avant dentrer chez sa mère. Catherine entendit sa voix douce :
« Il sappelait Pierre, cest ça ? Et mon frère aussi Pierre ? »
Valérie tressaillit. La peur passa dans ses yeux.
« Je ne savais rien, maman. Rien. Je croyais que tu avais toujours été cette femme forte » Il sourit amèrement. « Tu as passé ta vie à craindre que je sois faible. Et je le suis devenu. Je me cachais derrière toi. Derrière Catherine. Jai laissé faire. Pardonne-moi, maman. »
À ce moment, Valérie serra faiblement sa main mais consciemment.
Plus tard, Olivier rejoignit Catherine dans la cuisine.
« Jai inscrit maman à des séances de rééducation. Je men occuperai. Et je paierai Véronique moi-même. Cest ma responsabilité. Ça la toujours été. » Il marqua une pause. « Catherine Je ne sais pas comment tout réparer. Mais je veux essayer. Si tu me laisses. »
Elle sarrêta et le regarda. Dans ses yeux, il y avait une vraie douleur.
« Lave-toi les mains, » dit-elle calmement. « Et prends une autre planche. Tu vas couper les concombres. »
Olivier resta immobile un instant. Puis lombre dun sourire apparut.
**Épilogue**
Deux ans plus tard.
Un soir dautomne dorait la cuisine dune lumière douce. Lodeur des pommes au four et de la cannelle flottait dans lair. Catherine sortit un plat du four.
Olivier entra, soutenant sa mère. Valérie marchait lentement, appuyée sur une canne, mais elle marchait seule. Sa parole était encore un peu lente, mais claire.
« Attention, maman, la marche, » prévint Olivier avec douceur.
Ils sassirent à table.
« Ça sent bon, » dit Valérie en regardant les pommes. De sa bouche, cétait un vrai compliment.
Catherine posa une assiette devant elle.
« Servez-vous. »
Elle navait pas pardonné. Ni oublié une seule insulte. Mais elle avait compris. Réalisé que derrière chaque monstre se cache une âme brisée. Cette compréhension navait pas apporté lamour, mais la paix.
Sa relation avec Olivier, non plus, nétait pas devenue un conte. Ils avaient réappris à parler. Parfois, ils se disputaient. Mais maintenant, Olivier ne fuyait pas il restait, écoutait, essayait de comprendre. Il apprenait à être un fils, un mari. Et bientôt un père.
Catherine lavait appris une semaine plus tôt. Elle ne lui avait pas encore dit. Elle attendait le bon moment pas pour la surprise, mais pour le dire calmement, comme une évidence, une partie de leur nouvelle vie quils reconstruisaient ensemble.
Elle prit une pomme chaude. Elle ne sétait pas imposée dans cette guerre.
Elle lavait simplement traversée et en était sortie. Pas brisée, pas aigrie. Juste entière.
Et pour linstant, cétait bien assez.







