Le Sac en Crocodile
Ce samedi était paisible. Une fine pluie ruisselait sur les vitres en traces inégales, et lappartement embaumait le thé fraîchement infusé et ce calme typique du week-end, où lon peut enfin se détendre après une semaine de travail. Élodie sinstalla dans le vieux fauteuilcelui hérité de Grand-Mère, avec son siège affaissé et ses accoudoirs uséset enveloppa ses mains autour de sa tasse préférée. La chaleur de la céramique lui réchauffait les paumes.
Voilà le bonheur, pensa-t-elle en respirant larôme du thé. Pas de monde autour, pas de discussions sur le travail, largent, ou sur le fait quil serait « grand temps de ». Juste elle, son thé brûlant, et une nouvelle série sur sa tablette.
Ces heures tranquilles étaient devenues son salut ces derniers mois. Julien, son mari, était au chômage depuis trois mois maintenant, et la maison sétait transformée en champ de bataille de griefs non-dits. Il passait ses journées devant lordinateurà jouer à des jeux de tir, regarder le foot, ou « prétendument » chercher du travail, bien que lécran affichait rarement des offres demploi.
« Chérie ! » La voix de Julien fit exploser le silence comme un pétard. « Tu ne vas pas le croire ! Maman a choisi son cadeau danniversaire elle-même ! »
Il fit irruption dans la pièce, rayonnant de joie comme un écolier venant de décrocher un 20/20. Élodie détacha lentement son regard de lécran et fixa son mari. Quelque chose dans son ton sonna lalarme.
« Un sac en peau de crocodile ! » poursuivit Julien, ignorant sa méfiance. « Elle en rêve depuis si longtemps ! »
Élodie posa délicatement sa tasse sur la table et plissa les yeux.
« Un sac en peau de crocodile ? Elle a vraiment choisi ça toute seule, ou quelquun lui a soufflé lidée ? Et elle a pensé aux défenseurs des animaux, peut-être ? »
Le sarcasme glissa sur Julien comme sil était sourd.
« Cest ma mère ! Elle le mérite ! »
« Elle le mérite ? » Élodie sentit une tension monter en elle. « Dis-moi, qua-t-elle fait pour mériter ça ? Je veux bien admettre quelle ta élevé. Mais moi, jai mes propres parents. Et combien coûte ce cadeau ? »
Julien toussota, gêné, et détourna le regard.
« Oh, une broutille Environ cinq de tes salaires. »
Élodie eut limpression que le sol se dérobait sous ses pieds.
« Cinq de mes salaires ? » répéta-t-elle, le visage figé.
« Ben oui, cest du cuir de crocodile du Nil, pas du synthétique », expliqua-t-il comme si de rien nétait.
« Et pourquoi tu me dis ça ? Ça ne mintéresse absolument pas. »
Julien se tortilla et évita son regard.
« Enfin Jai acheté le sac à crédit. »
« À crédit ? » La voix dÉlodie devint dangereusement calme.
« Oui. Un grand merci à ma sœur Amélieelle travaille à la banque, elle a tout arrangé vite fait »
« Et à quel nom ? »
Une horrible réalisation commença à poindre dans lesprit dÉlodie.
« Ben, à qui dautre au tien. Jai juste utilisé tes papiers »
Élodie se leva sans un mot et savança lentement vers son mari. Elle avait soudain envie de le tuer. Ou au moins de le frapper avec quelque chose de lourd.
« Alors, mon chéri Julien, tu es au chômage depuis trois mois, tu décides doffrir un cadeau à Maman, mais cest moi qui dois payer ? »
Julien recula instinctivement, sentant la colère monter.
« Élodie, cest tombé comme ça Dans notre famille, cest toi qui travailles »
« Je travaille, oui ! Et toi, au lieu de chercher du boulot, au lieu de subvenir aux besoins de ta famille comme un mari normal, tu restes à la maison comme un collégien en vacances et tu penses que je nai pas assez de problèmes avec ton crédit ! »
« Élodie, ne ténerve pas ! Cest juste un créditrien de grave »
À ce moment-là, sa mère, Marie-Claude, fit son entrée habituelle. Elle venait toujours « rendre visite aux enfants », mais en réalité, elle apportait son lot de critiques et de remarques.
« Quest-ce que cest que ce vacarme ? » demanda-t-elle en entrant avec lair de maîtresse des lieux.
« Rien, tout va bien, Maman. Élodie est juste un peu énervée à cause du crédit », se plaignit Julien.
« Pourquoi sénerver ? » La belle-mère saffala dans un fauteuil, les bras croisés. « Cest une affaire de famille, et vous devez vous entraider. »
« Cest-à-dire ? Expliquez-moi », demanda Élodie.
« Votre devoir, cest de choisir des cadeaux luxueux, et le mien, cest de les payer ? »
« Quy a-t-il détonnant ? Tu travailles, et ton salaire est confortable », rétorqua la belle-mère froidement.
« Je comprends. Magnifique. Et Julien ? Quest-ce quil fait, lui ? »
« Julien est mon fils et, accessoirement, ton mari. Et tu devrais le soutenir. »
« Mon mari ? » Élodie éclata de rire. « Cest ça que tu appelles un mari ? Un homme qui contracte un crédit au nom de sa femme parce quil est incapable de faire quoi que ce soit et quil nen a même pas envie ? Qui sest installé dans mon dos comme un parasite ! »
« Élodie ! » Julien tenta de protester. « Ce nest pas gentil ! Pourquoi mhumilier ? On est une famille, après tout ! »
« Très bien », dit Élodie en serrant les lèvres. « Je men occuperai moi-même demain. Et crois-moi, tout ira bien. »
Elle sourit étrangement, comme pour elle-même, et il y avait quelque chose dans ce sourire qui inquiéta Julien. En réalité, Élodie savait déjà comment elle allait régler la situation.
« Bravo, ma chérie, bravo ! » approuva la belle-mère.
Le lendemain, Élodie travailla et, en parallèle, soccupa de ses affaires. Elle passa quelques coups de fil sur des petites annonces en ligne et convint dun rendez-vous avec un vendeur en fin de journée.
En rentrant le soir, elle accueillit son mari avec son sourire le plus doux.
« Mon chéri Julien ! Jai une nouvelle pour toi aujourdhui ! »
« Ah oui ? Quoi donc ? » Il sassit sur le canapé, sans se douter de rien.
« Figure-toi que jai remboursé le crédit pour le sac en crocodile. »
« Vraiment ? Sans blague ! » Julien bondit presque. « Je savais que tu étais la meilleure ! Comment tas fait ? Doù vient largent ? »
« Simple. Jai vendu ta voiture. »
Julien se figea comme frappé par la foudre.
« Tu quoi ? Comment la voiture ? »
« Je te dis : je lai vendue. Rapidement et pas cher. Jai récupéré pile ce quil fallait pour clôturer ce maudit crédit. »
« Tas perdu la tête ? ! Comment je vais faire sans voiture ? »
Élodie sourit avec innocence.
« Tu peux monter le sac en crocodile comme un cheval. Au fait, jai lu sur internet que certains sacs sont faits avec du cuir prélevé sur des zones sensibles du crocodile, et quand on les caresse, ils se transforment en valise. Le sac que tu as offert à ta mère nen serait pas un, par hasard ? »
Élodie avait envie de rire. Julien devint écarlate.
« Tu navais pas le droit ! Dis-moi que cest une blague ! Cétait ma voiture ! Et la vendre pour une bouchée de paincest cest de la folie ! »
« Eh bien, maintenant, tu nas plus de voiture, et moi plus de dettes. Ça me semble équitable. Et ta mère a son sac. Belle organisation, non ? »
Attirée par les cris de son fils, Marie-Claude débarqua en trombe.
« Quest-ce qui se passe encore ? »
« Figure-toi, Maman : Élodie a vendu ma voiture ! Cest un drame pour moi ! » pleurnicha Julien.
« Et alors ? Elle a bien fait », haussa les épaules Élodie. « Après tout, un crédit, cest une affaire de famille. Nest-ce pas ? »
« Cest une erreur ! Une grosse erreur ! Tu navais pas le droitcest sa propriété ! » La belle-mère mit les mains sur les hanches. « Et maintenant, sans voiture tu y as pensé ? »
« Est-ce que vous mavez demandé quand vous avez acheté ce sac ? Quand vous avez contracté un crédit à mon nom ? » Élodie releva le menton. « Maintenant, je rétablis léquilibre. »
« Cest scandaleux ! Regardez comme elle est devenue indépendante ! » sécria la belle-mère en fixant sa belle-fille comme si elle lui avait volé quelque chose.
« Ce qui est scandaleux, cest que vous ayez décidé que jétais votre tirelire personnelle et que vous puissiez dépenser mon argent sans mon accord », répliqua Élodie.
Julien tenta dintervenir.
« Élodie, réfléchis ! On est une famille, on est ensemble, on ne fait quun ! »
« Une famille, tu dis ? Alors faisons comme ceci : puisque tu en es le membre le plus inutile, fais tes valises et va vivre chez ta mère. Quelle te nourrisse et paie ton internet. Et moi, je vais vivre pour moi, pour une fois. »
Élodie sassit sur le canapé et prit ostensiblement sa tablette, signifiant que la conversation était terminée. Après quelques secondes, elle ajouta, avec délectation :
« Et toi, Marie-Claudeau faitprends ton sac en crocodile et essaie de le caresser très doucement. »
Deux jours plus tard, Julien, épuisé par les querelles incessantes, emménagea chez sa mère. Marie-Claude ne cachait pas son indignation. Élodie lignora simplement.
Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait légère. Et maintenant, elle en était sûre : ils avaient comprison ne jouait pas impunément avec elle.
Dehors, la pluie fine continuait de tomber, mais ce silence du samedi lui appartenait enfin, à elle seule.







