Le Malheur des Autres

**Le Malheur des Autres**

Ce matin, Pierre Lefèvre se sentait mal. La tête lui tournait étrangement, et ses yeux se voilaient par moments. Il aurait préféré ne pas se réveiller, mais son corps obstiné refusait de lâcher prise. Et Marguerite nétait plus là Il soupira lourdement.

À la caisse du supermarché, une petite queue sétait formée. Une femme retardait tout le monde, ce qui agaçait Pierre. Pourtant, elle restait calme, élégante, presque belle. Sa fille lui avait demandé du lait de soja, alors elle était entrée. Un sourire amer effleura ses lèvres. Arrête de mentir, tu ne voulais pas rentrer. Ces derniers temps, la maison était devenue si pesante. Non, le confort et la décoration étaient impeccables, ils avaient bien réussi, acheté un bel appartement Mais ils ne se parlaient plus. Autrefois, ils riaient avec Benoît, comme ce jeune couple derrière elle.

Le garçon, un rebelle aux cheveux ébouriffés et au cou orné dun tatouage naïf, enlaçait tendrement sa compagne. La fille aurait été jolie sans son style sombre : yeux cernés de noir, ongles et lèvres noircis, tempes rasées. Une révolte adolescente. Mais son amoureux la regardait avec émerveillement, lui offrant des morceaux de baguette fraîche, les yeux brillants.

Quelle absurdité. Pas de personnel en caisse, et cette file dattente. Un homme pressé, costume et dossier sous le bras, soupirait dimpatience avec son kéfir et ses croissants.

Pierre observait tout du coin de lœil, par vieille habitude militaire. Un ancien espion. Mais ses mains tremblaient, il tâtonnait dans son portefeuille usé, égarant les pièces.

La caissière simpatienta : « Allez, dépêchez-vous, on na pas toute la journée ! »

Pierre se hâta de partir, oubliant son pain. Trop cher, de toute façon, cette farine bio Ils avaient vécu modestement avec Marguerite. Presque pauvrement. Une petite pension de lÉtat, de quoi survivre. Mais lappartement tombait en ruine : fuites, tuyaux éclatés. Trop vieux pour réparer, lui, à quatre-vingts ans. Et Marguerite nétait plus là

Ils sétaient rencontrés pendant la guerre. Marguerite, encore adolescente, avait menti sur son âge pour sengager. Infirmière, elle rampait sur les champs de bataille, sauvant les blessés sans peur. Lui, espion, avait été capturé à la fin du conflit. Sans papiers, son groupe exterminé. Les Allemands navaient pas deviné quil était juif. Quand le camp fut libéré, il était mourant. Marguerite lavait sauvé, lui donnant lidentité dun soldat mort. Maligne, sa Marguerite.

Pas denfants. Elle sétait épuisée au front. Ils avaient émigré en France dans les années 70, quand son cancer fut diagnostiqué. La peur des papiers, des nuits blanches. Mais seuls les médecins français pouvaient la guérir.

Une vie dans la crainte. Jamais de réclamations.

Les premières années dexil furent rudes. Marguerite survécut, mais les rescapés de la Shoah étaient mal vus. Et les Russes encore moins. Une existence difficile

Après la mort de Marguerite, ses jours devinrent gris. De quoi acheter du pain et du lait, pas plus.

Le vieil homme à la caisse lâcha enfin ses pièces, murmura des excuses et saffaissa.

La femme élégante fut la première à bondir, soutenant sa tête. Les autres suivirent : le rebelle glissa sa veste sous lui, sa copine appela les secours, lhomme pressé agitait son chapeau pour lair.

Voilà. Un pays petit, parfois grincheux, mais fier. Où des étrangers débarquent, mais où le malheur des autres nexiste pas

Pendant quon soccupait du vieil homme, les sourires sadoucirent.

Amélie, médecin, dirigea les secours. Les médicaments du vieux étaient dans sa poche, oubliés. Elle nota les coordonnées et rappela le lendemain.

Pierre allait bien, mais personne ne venait le chercher.

Amélie le ramena chez elle. Pourquoi ce vieil homme lavait touchée, elle ne savait pas. En entrant, elle fut choquée : un seau rouillé sous une fuite au plafond, lappartement délabré. Limage la hanta toute la journée.

Le soir suivant, elle frappa à sa porte. On riait à lintérieur. Stupéfaite, elle trouva Pierre rayonnant, entouré du couple rebelle, captivés par ses histoires.

« Amélie, entrez donc ! »

Pierre voulut lui céder son fauteuil

Ils commencèrent les réparations. Un rafraîchissement, rien de plus. Mais la vieille bâtisse se désagrégea, transformant le projet en avalanche.

Pierre protestait, gêné, mais son cœur était léger.

Le couple rebelle et Amélie travaillaient sans relâche. Lhomme pressé, leur voisin, savéra un bon plâtrier. Il acheta les matériaux lui-même.

Un jour, Benoît, le mari dAmélie, apparut dans le brouhaha.

« Allez, les bricoleurs Quest-ce que vous avez fait ici ? »

Impossible ! Amélie en resta bouche bée. Elle lui avait parlé du vieil homme, mais il semblait si distant ces derniers temps.

« Yoann, note bien tout ! »

Benoît, patron dune entreprise tech, retroussa ses manches. Il inspecta humidité et câblages, criant des instructions depuis sous le lit.

Il mobilisa son entreprise : « Un vétéran, seul. Aidez-le. »

Amélie fit de même. Le voisin aussi. Les rebelles sur Instagram.

Léquipe technique repeignit les murs. Le neveu du directeur offrit des fenêtres. Les voisins donnèrent des carreaux de faïence. Peu à peu, tout le monde contribua.

Amélie rajeunissait, prenant des vacances pour la première fois. Benoît accourait chaque soir, la taquinait avec de la peinture, lembrassait en passant.

Le couple rebelle murissait. Arrivés enfants dEurope de lEst, mal-aimés, ils sadoraient. Et adoraient maintenant ce vieil homme qui leur révélait lessentiel.

Pierre les observait, ces âmes perdues, et son logis rénové Que mijotait-il ?

Lhomme pressé savéra un formidable joueur déchecs. Et un fonctionnaire de la Sécurité sociale : il régularisa la pension de Pierre.

Les jeunes plongèrent dans les archives militaires. Après des mois defforts, ils rétablirent son vrai nom, ses médailles.

« Amélie modère tes ardeurs ! » plaisantait Benoît, installant un robinet neuf.

« Laisse-toi aller, et dans un mois, on reconstruira des maisons au Zimbabwe ! »

Une serviette lui vola au visage, gonflée comme la voile dun rêve.

Dehors, le marchand de légumes disputait le boulanger. Des enfants criaient. Des voitures klaxonnaient.

Mais dans lappartement du vieux soldat, des destins sentrecroisaient, défiant les lois de lunivers.

Car dans ce pays, le malheur des autres nexiste pas.

**Leçon :** Parfois, sauver un inconnu, cest se sauver soi-même.

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