**Journal dun Homme 15 Novembre**
*Il ta épousée par pitié.* Ces mots, ma sœur les a lancés avant de quitter la cuisine dun pas sec.
*On a encore appelé de lécole pour Katell*, annonça Marine en posant sa tasse avec une telle brusquerie que le thé se renversa. *La maîtresse dit quelle ne suit plus en classe. On dirait une ombre.*
Léna tressaillit, posa le couteau avec lequel elle épluchait les pommes de terre. Marine se tenait dans lembrasure, les bras croisés, ce regard que Léna connaissait depuis lenfance. Celui qui précédait toujours les mots qui font mal.
*Peut-être quelle est juste fatiguée ? Le programme est lourd cette année*, murmura Léna en reprenant son épluchage.
*Fatiguée ?* Marine eut un rire sec. *Fatiguée de quoi ? Yann la porte aux nues, tu toccupes delle comme dune malade. Et pour quel résultat ? Des notes pitoyables et des remarques dans son cahier.*
Léna se tut. Katell avait changé depuis quelle et Yann sétaient mariés. Renfermée, silencieuse. Avant, elle était si vive, si sociable. Les professeurs la complimentaient, ses camarades ladoraient. Et maintenant
*Tu sais ce que je pense ?* Marine sassit en face delle. *Katell comprend tout. Les enfants sentent la fausseté mieux que nous.*
*De quoi tu parles ?* Léna leva les yeux.
*De ce mariage qui nest quun mensonge*, continua Marine, dune voix calme mais tranchante. *Tu crois quelle ne voit pas comment tu vis avec Yann ? Comme deux étrangers sous le même toit.*
Léna sentit son ventre se nouer. La pomme de terre lui glissa des mains.
*On sentend bien.*
*Arrête ! Je ne suis pas aveugle. Vous ne vous disputez même pas. Vous coexistez. Yann rentre du travail, dîne, regarde la télé. Toi, tu cuisines, tu laves, tu ranges. Comme deux colocataires.*
*Tous les couples ne se crient pas dessus*, répliqua Léna, la voix étranglée. *On est peut-être juste calmes.*
Marine secoua la tête.
*Léna, arrête de te mentir. Tu vois bien comment Yann te regarde. Ou plutôt, comment il ne te regarde pas. Quand tu entres dans une pièce, il ne lève même pas les yeux de son journal.*
Cétait vrai. Léna lavait remarqué depuis longtemps, mais elle évitait dy penser. Yann semblait la traverser du regard. Un hochement de tête le matin, une question sur le dîner le soir. Des conversations utilitaires, sans chaleur.
*Tu te souviens comment il regardait Orianne ?* poursuivit Marine. *Quand elle était encore là ?*
Léna tressaillit. Sa sœur mentionnait rarement la première femme de Yann.
*Arrête, Marine.*
*Non ! Tu les as vus ensemble. Comment il veillait sur elle quand elle était malade. Ses mains tremblaient quand le médecin parlait. Et aujourdhui ? Si tu attrapes froid, il ne te donnera même pas un comprimé.*
Léna se leva, sapprocha de la fenêtre. La pluie sécrasait contre les vitres. Elle revint à ce jour où Yann lui avait fait sa demande. Six mois après lenterrement dOrianne. Ils buvaient du thé, Katell dormait dans sa chambre. Après un long silence, il avait dit :
*Léna, tu veux mépouser ? Katell a besoin dune mère. Et moi je ne supporte plus dêtre seul.*
Pas un mot damour. Juste une solution pratique.
*Il ta épousée par pitié*, lâcha Marine avant de sortir.
Les mots résonnèrent dans la tête de Léna. Par pitié. Peut-être était-ce vrai ? Yann avait eu pitié delle, une femme seule après trente ans, sans mari, sans enfant. Elle avait eu pitié de lui, un veuf avec une petite fille. Et voilà le résultat : une famille sans amour. Et Katell, au milieu, qui souffrait.
Léna retourna à la table, reprit son couteau. Ses mains tremblaient. Elle repensait à ce soir où elle avait dit oui. Elle sétait dit que lamour viendrait avec le temps. Quêtre utile, prendre soin de quelquun, cétait lessentiel.
Deux ans plus tard, rien navait changé. Yann restait poli, reconnaissant, mais froid. Parfois, elle surprenait son regard sur la photo dOrianne dans le salon. Son visage sanimait alors, ses yeux sadoucissaient dune tendresse quelle navait jamais reçue.
La porte claqua. Katell rentrait de lécole. Elle passa directement dans sa chambre sans un mot. Avant, elle venait toujours raconter sa journée.
Léna la rejoignit. Katell était assise à son bureau, un livre ouvert devant elle, mais ses yeux fixaient le vide.
*Ma chérie, ça va à lécole ?*
*Ça va.*
*Tu as des devoirs ? Je peux taider ?*
*Non. Je me débrouille.*
Léna sassit sur le lit. Katell ne la regardait toujours pas.
*Mon chaton, quest-ce qui ne va pas ? Tu ne me parles plus.*
Alors, Katell leva les yeux. Une tristesse trop adulte pour son âge.
*À quoi bon ?* murmura-t-elle. *De toute façon, tu vas partir.*
*Pourquoi je partirais ?*
*Parce que Papa ne taime pas*, dit-elle simplement, comme une évidence. *Il na aimé que Maman. Toi, il te tolère.*
Léna sentit une boule lui monter à la gorge. Lenfant avait tout compris. Et elle souffrait en silence, craignant de perdre une seconde mère.
*Je ne partirai pas. Je te lai promis.*
*Mais tu es malheureuse. Je tentends pleurer le soir.*
Léna ne sut que répondre. Ces derniers mois, elle avait effectivement pleuré souvent. Pas de colère, juste limpression détouffer dans une vie qui nétait pas la sienne.
Ce soir-là, quand Yann rentra, elle mit du temps à parler. Ils dînèrent en silence. Katell avala son repas et fila dans sa chambre. Yann alluma la télévision.
*Yann il faut quon parle.*
Il coupa le son, sourcils levés.
*Quelque chose ne va pas ?*
*Lécole a appelé. Katell ne suit plus.*
*Daccord. Tu proposes quoi ?*
Léna sassit en face de lui.
*Et si ce nétait pas lécole ? Si elle sentait que notre famille nen est pas une ?*
*Je ne comprends pas.*
*On vit ensemble, mais on ne forme pas un foyer.*
Yann fronça les sourcils.
*Léna, tout va bien. Katell est nourrie, habillée, entourée.*
*Mais elle na pas des parents heureux. Les enfants sentent ça.*
Yann détourna les yeux vers la fenêtre.
*Quest-ce que tu veux que je te dise ?*
*La vérité. Pourquoi tu mas épousée ?*
Un long silence. Seul le tic-tac de lhorloge rompait le vide.
*Katell avait besoin dune mère. Et moi dune maîtresse de maison. Tu cuisines bien, tu es organisée. Et elle ne te craint pas.*
*Et lamour ?*
Il la regarda, presque compatissant.
*Je ne tai jamais promis damour. Je tai dit exactement ce que je cherchais.*
Cétait vrai. Elle avait cru à de la pudeur masculine. En réalité, il ny avait rien à cacher.
*Et si Orianne était encore vivante ?*
La voix de Yann se fit douce.
*Mais elle ne lest pas.*
*Réponds-moi.*
*Si Orianne vivait, je ne me serais jamais remarié.*
Là était la vérité. Elle ne serait toujours que la remplaçante.
*Yann et si je partais ?*
Il parut surpris.
*Pourquoi ? Tout nous convient.*
*À toi, peut-être. Pas à moi. Ni à Katell.*
*Katell ? Cest juste ladolescence.*
*Non. Elle comprend. Et elle souffre.*
Yann se leva, fit quelques pas.
*Tu veux que je taime sur commande ? Ça ne se passe pas comme ça.*
*Je ne veux pas ça. Je veux être libre de trouver quelquun qui maimera vraiment.*
Il se retourna.
*Et Katell ?*
*Elle restera avec toi. Mais elle a besoin dun père heureux, pas dun fantôme.*
Un long silence. Puis Yann se rassit.
*Où iras-tu ?*
*Chez Marine, le temps de trouver un travail.*
*Je ne demanderai pas le divorce.*
*Moi, si.*
Une nouvelle pause.
*Et je dis quoi à Katell ?*
*La vérité. Que les adultes se trompent parfois. Quon reste amis, mais quon ne peut plus vivre ensemble.*
Yann hocha la tête.
*Daccord. Peut-être que tu as raison.*
Cette nuit-là, Léna ne dormit pas. Elle songea à la suite. Cela faisait peur, recommencer. Mais moins que de passer sa vie dans lombre dune morte.
Le matin, elle entra chez Katell avant lécole.
*Mon chaton, jai quelque chose à te dire.*
Katell la regarda, méfiante.
*Je men vais. Mais pas parce que je ne taime pas. Parce que les adultes réalisent parfois leurs erreurs.*
Katell ne répondit pas.
*Tu resteras avec Papa. Moi, je vivrai ailleurs. Mais on restera amies, et tu pourras me voir quand tu veux.*
*Et Papa ?*
*Papa ira bien. Il a besoin de temps pour avancer.*
Soudain, Katell lenlaça.
*Léna, tu trouveras un homme qui taimera ?*
*Je ne sais pas, mon chaton. Mais jessaierai dêtre heureuse.*
*Alors cest bien. Je naimais pas quand tu pleurais.*
Léna fit vite ses valises. Elle ne prit que lessentiel. Yann laccompagna à la porte.
*Léna merci pour ces deux années. Tu mérites mieux que moi.*
*Et toi, mérite-toi de vivre au présent.*
Marine laccueillit sans questions. Un simple *Courage. Mieux vaut tard que jamais.*
Le soir, Katell appela.
*Léna, devine quoi ? Papa a enlevé la photo de Maman du salon. Il a dit quil était temps. Et il ma inscrite chez une psy. Pour parler de tout ça.*
*Cest bien, mon chaton.*
*Il a dit aussi que tu étais courageuse. Et quil était fier de tavoir connue.*
Pour la première fois depuis longtemps, Léna sourit vraiment.
Marine avait peut-être raison. Yann lavait épousée par pitié. Mais elle navait plus besoin de pitié. Elle méritait de lamour.
Et maintenant, elle avait une chance de le trouver.
**Leçon du jour :** Parfois, la plus grande bravoure nest pas de tenir, mais de lâcher prise. Même quand tout le monde vous dit de rester.







