Ma chère petite-fille

**10 mai 2024**

Ma petite-fille ne mirritait pas, non, mais elle me mettait mal à laise.

Sale, les cheveux mal coiffés, luniforme froissé, le col et les manches mal cousus. Une enfant négligée, lair craintif.

Raymonde fit la grimace. Pourquoi repensait-elle à cette gamine mal tenue ? Elle posa son éclair préféré. Où était donc Théo ? Il avait promis de rentrer tôt aujourdhui, cétait lanniversaire de la mort de Louis-Philippe

Un coup à la porte la fit sursauter.

« Qui est-ce ? Théo, cest toi ? Tu as oublié tes clés ? »

« Madame Raymonde, vous avez laissé vos clés sur la chaise. »

« Quoi ? Quelles clés ? »

Elle ouvrit et vit cette fille. Comment ?

« Sédier ? Quelles clés ? Comment sais-tu où jhabite ? Tu me suis ? »

La petite secoua la tête. Son vieux bonnet, son manteau usé taché au niveau de la poche, ses guêtres élimées, ses chaussures presque en lambeaux.

Raymonde remarqua pour la première fois ses yeux dun bleu profond, encadrés de cils noirs et fournis.

Elle enseignait depuis peu le français dans cette école. Après une carrière au lycée technique, elle avait pris sa retraite, mais lennui lavait rattrapée. Cette enfant était bizarre, solitaire. Comment sappelait-elle déjà ? Amélie ? Non Alice, Alice Sédier.

« Madame Raymonde, vous avez oublié vos clés sur la chaise. Je vous ai appelée, mais vous navez pas entendu. »

« Ah, merci cest vrai. Je les avais posées là, la vieillesse sans doute. » Elle tenta de plaisanter.

« Vous nêtes pas vieille, dit sérieusement lenfant. Vous avez dû être pressée. »

« Merci Alice. »

« De rien. Au revoir, madame. »

Raymonde referma la porte, pensive, puis se ravisa. Elle rouvrit et aperçut la silhouette de lenfant qui descendait lescalier.

« Alice ! » Elle la regarda den haut tandis que la petite levait les yeux. « Comment as-tu su où jhabite ? »

« Je vis dans limmeuble dà côté. Je vous vois souvent partir ou rentrer. Parfois, je marche derrière vous, surtout près du chien au coin de la rue. Il grogne moins si je suis près de vous. Il sent que je nourris les chats du sous-sol Je ne le crains pas. Je lappelle Rex. Il est errant. »

« Et mon adresse ? »

« Je lai demandée aux mamies du banc. Jai dit que vous étiez ma prof. On prend le même bus »

*Quelle enfant étrange*, songea Raymonde. *Elle mépierait ?*

« Tu veux un thé ? » demanda-t-elle, surprise elle-même.

Alice accepta aussitôt. *Mal élevée*, pensa Raymonde. *Elle aurait dû refuser.*

Elle versa le thé.

« Tu as peut-être faim ? »

La petite fit non de la tête, mais Raymonde comprit : elle avait faim. *Pourquoi moccuper delle ?*

« Si on mangeait ensemble ? Je déteste dîner seule. Théo est en retard »

Elle sagita, sortit des restes du frigo. Lenfant mangeait avec retenue, mais son appétit était visible.

« Merci, dit Alice en regardant les steaks hachés. Je dois y aller. Cétait très bon. »

*Un enfant affamé qui trouve ma cuisine délicieuse*

Elle emballa les steaks, ajouta des pâtes, des bonbons, et les lui donna.

Alice hésita, puis les prit.

Une fois seule, Raymonde se morigéna : *Ce nest pas professionnel. Demain, elle te sautera dans les bras devant tout le monde.*

Théo rentra au petit matin, lair coupable.

« Quel jour était-ce hier ? » demanda-t-elle sévèrement.

« Jeudi, maman. Aujourdhui, vendredi. »

« Ne sois pas insolent, Théo. »

« Oh, ça se corse Jai trente ans, tu sais. »

« Cétait lanniversaire de ton père. Il ne méritait pas ça. »

« Maman il sen fiche quon le célèbre hier ou aujourdhui. Faisons-le ce soir. Je vais dormir, cest mon jour de repos. »

« Tu as veillé ? À quoi ? »

« Vraiment, tu veux savoir ? »

De mauvaise humeur, Raymonde partit travailler.

Elle guetta Alice, attendit un signe, mais la petite passa comme dhabitude, avec un simple « bonjour ».

*Quelle insolente.*

Elle tenta de la croiser, en vain.

Trois jours plus tard, en rentrant, elle entendit des cris.

Alice, terrifiée, se débattait contre un gros chien qui lui arrachait son manteau.

« Va-ten ! » cria Raymonde en chassant la bête. « Alice, ça va ? »

Dans les yeux effrayés de la petite, son cœur se serra.

« Il voulait déchirer le chaton »

Elle pleurait.

« Tout va bien. Tu le ramènes chez toi ? »

« Non. »

« Les enfants de ton âge »

Raymonde se tut. *Bizarre, cette petite.*

Au collège, elle sinforma. La prof de maths, la vieille Marguerite, hocha la tête :

« Famille difficile. La mère et le beau-père boivent. Ou la grand-mère »

« Comment lont-ils inscrite ? »

« Aucune idée. »

Raymonde la suivit. Alice, dans son manteau rapiécé, sarrêta près dun banc, sortit un cahier. *Elle fait ses devoirs dehors ?*

Ce soir-là, elle se disputa encore avec Théo. Divorcé depuis deux ans, il errait. Nathalie était bien, mais

« Elle mennuyait », avait-il dit.

Raymonde sortit saérer.

« Alice ! Où est cette chipie ? »

Une femme ivre, aux yeux bleus comme ceux dAlice, titubait.

« Pardon Vous êtes de la famille dAlice ? »

« Toccupe. »

« Je suis sa prof. Où est-elle ? »

« Dormir. »

La femme disparut dans limmeuble.

« Alice ? » appela Raymonde.

La petite sortit de lombre.

« Viens chez moi. »

« Elle me punira. »

« Elle nosera pas. »

« On menverra en foyer si elle perd la garde. »

« Qui est-elle ? »

« Ma grand-mère »

« Et ta mère ? »

« Elle est morte. Il y a quatre ans. »

« Elle buvait aussi ? »

« Non. On vivait bien. Mais elle est tombée malade On ma donnée à eux. Grand-mère touche largent pour moi »

« Viens. On verra plus tard. »

Théo était là, prêt à sortir.

« Qui cest ? »

« Alice. »

La petite le dévisagea.

« Tu restes jusquà demain ? »

« Je sais pas. »

Le lendemain, Raymonde la laissa dormir, lui fit un bon petit-déjeuner.

« On y va. »

« Où ? Au foyer ? »

« Faire des courses. »

Théo la regarda, intrigué.

« Doù tu la sors ? »

« Une élève. »

Au magasin, elle lui acheta des vêtements neufs.

« Quelle jolie petite-fille ! » sexclama la vendeuse. « Elle vous ressemble. »

Raymonde sourit, le cœur léger.

« On jette ça. »

« Non ! sécria Alice. Ils le vendront pour boire et me battront. Jaurais pas dû venir. »

« Alors, que faire ? »

« Je sais pas. »

« Si on allait en pâtisserie ? »

« Avec vous ? »

« Oui Tu veux ? »

« Vous savez faire un gâteau ? »

« Euh pas vraiment. »

« Venez, je vous apprends. Maman et moi, on en faisait. »

Elles achetèrent les ingrédients, rirent en cuisinant. Théo rentra trop tôt.

« Je dois y aller, dit Alice. »

« Je taccompagne. »

« Comment tu tappelles ? » demanda Théo.

« Alice. Je te lai dit, intervint Raymonde. »

« Cest elle qui tenvoie ? »

La petite secoua la tête.

« Qui ça ? demanda Raymonde. »

Théo soupira. « Maman cest ma fille. Alice. »

Lhistoire était vieille comme le monde. Diane Sédier, une voisine plus jeune, une brève histoire damour.

« Elle ma dit quelle était enceinte, mais jai cru quelle mentait. Je ne lai appris que quand jai vu Alice Elle te ressemble tellement. »

Les tests confirmèrent : Alice était bien sa petite-fille.

« Papa, je peux vivre avec mamie ? » demanda-t-elle un jour.

« Et si elle refuse ? »

« Elle acceptera Elle est seule. »

« Et moi ? »

« Tas Aurélie »

Raymonde marchait main dans la main avec Alice, indifférente aux regards. Elle avait trouvé son bonheur.

Théo et Alice devinrent proches. Il se sépara dAurélie, mais rassura sa fille :

« Ce nest pas à cause de toi. Je ne te quitterai plus. Dommage que grand-père ne te voie pas. »

Un jour, à une réunion parents-profs, Théo rencontra la prof de français dAlice

Maintenant, Alice va à lécole avec sa grand-mère et sa nouvelle belle-mère.

« Cest pas dur davoir deux profs dans la famille ? » demandent ses amies.

« Non, cest génial ! » rit Alice.

Parfois, Alice rend visite à son autre grand-mère, nettoie, cuisine, la sermonne.

La vieille femme pleure, lui baise les mains.

*Ma petite-fille, mon sang.*

Et promet darrêter de boire

**Leçon du jour :** Parfois, le bonheur nous trouve là où on ne lattendait plus.

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Ma chère petite-fille
Tu n’as que toi à blâmer