Philippe croisa son ex-épouse, et la jalousie lui verdit les joues.
Il la vit soudain, dressée comme un spectre dans la pénombre de la cuisine. Clémence. Ses phalanges blanches serraient son sac à main comme une arme. La porte du frigo claqua si fort que le pot de mouton tomba en vrillant, éclaboussant le carrelage d’un jaune maladif.
Ça va mieux maintenant ? lança-t-elle, le menton haut.
Tu me pourris lexistence, gronda Philippe en saisissant une bouteille deau gazeuse. Il but au goulot, laissant échapper un rot amer. Quelle vie… Sans éclat, sans horizon.
Tout est encore de ma faute, cest ça ? Elle eut un rire sec, pareil au crissement dun couteau sur de la faïence. Bien sûr, rien ne correspond à tes songes.
Il voulut répondre, mais son bras retomba, mou. Le robinet de la salle de bains se mit à chanterClémence noyait ses sanglots sous le flot. Peu importait. Philippe saffaissa dans le canapé, sentant la mousse usée lui avaler les reins.
**Une existence en noir et blanc**
Trois ans plus tôt, ils sétaient unis devant le maire de Chartres. Dabord logés dans lappartement familial de Clémenceun deux-pièces aux murs tapissés de fleurs fanéesils avaient ensuite déménagé vers une maison en Île-de-France, léguant le logement à leur fille. Lendroit sentait la naphtaline et les vieux numéros de *Paris Match*.
Tu ne veux vraiment pas changer ce papier peint ? avait-il râlé un soir, désignant les rosaces délavées. On dirait la chambre de ta grand-mère.
Avec quel argent, Philippe ? Elle soupira en rangeant des écheveaux de laine. Attends les primes.
Toujours attendre ! Cest ça, ta vie ? Subir et espérer ?
Il se souvenait de leur rencontre à la fac de Rouen. Clémence, alors timide, cachait son visage derrière une mèche blonde. « Une rose en bouton », disait-il à ses potes du rugby. Mais la fleur, croyaient-ils, navait jamais éclos.
Elle, pourtant, trouvait du réconfort dans lordinaire : une infusion à la verveine, un livre de Colette annoté en marges. Lui ny voyait que torpeur.
Le divorce traîna. Philippe refusait de retourner chez ses parents à Marseille. La mère de Clémence, Brigitte, soupirait :
Elle est sérieuse, cette fille. Sois content davoir un toit.
Ty connais rien ! aboya-t-il.
Son beau-père haussait les épaules, lœil rivé sur *LÉquipe* :
Laisse-le mijoter.
Puis vint lorage. Un jeudi pluvieux, Philippe cracha :
Je croyais épouser une rose. Jai hérité dun géranium flétri.
Clémence pleura pour la première fois depuis des lunes.
Je suis crevé, avoua-t-il enfin.
De quoi ?
De cette comédie. De survivre au lieu de vivre.
Elle partit sans un mot. Il guetta son retour, espéra des sanglots derrière la porte. Mais elle revint avec un verdict glacial :
Va tinstaller chez tes parents.
**Les hasards du trottoir**
Trois années glissèrent. Philippe enchaînait les CDD dans une agence immobilière, dormant sur le canapé-lit de sa sœur à Lyon.
Puis ce soir davril, rue de Rivoli. À travers la vitrine dun *salon de thé*, une silhouette lui fit lâcher son paquet de Gauloises.
Clémence. Mais transformée. Cheveux coupés au carré, tailleur prince-de-galles, un trousseau Audi entre les doigts.
Philippe ? fit-elle en levant les yeux. Ça alors.
Ouais… Salut. Il tripota son écharpe effilochée. Tas lair… en forme.
Jai ouvert une boutique. Fleurs séchées, compositions. Cétait dur, mais…
Un homme émergea de létablissement, ajustant sa veste en cachemire.
*Mon amour*, notre table est prête.
Antoine, je te présente Philippe, dit-elle avec un sourire opaque.
Le cœur de Philippe battit comme un loquet rouillé. Il murmura :
Content pour toi.
Antoine lui serra la main avec la vigueur dun notaire. Quand ils disparurent dans la lumière dorée du salon, Philippe resta planté là, grelottant malgré son blouson.
Autrefois, il lavait traitée de « bouton raté ». La fleur sétait ouverte. Loin de lui.







