La pluie tambourinait contre la vitre, les gouttes glissant comme des larmes. Assise près de la fenêtre, Élodie écoutait la chanson de Dalida : « Que faut-il faire, tu as rencontré une autre » Des larmes coulaient sur ses joues sans quelle sen rende compte. Cette mélodie lui arrachait toujours le cœur, trop proche de sa propre histoire.
La douleur dune trahison injuste consume lâme, et quand on ne peut rien changer, on cherche du réconfort même dans les paroles dune chanson.
Élodie vivait dans une petite ville de province où tout le monde se connaissait. Elle était arrivée jeune, venue dun village pour étudier à lécole dinfirmières, et y était restée.
« Ma fille, ne reviens pas après tes études, lui avait dit sa mère. Pas parce que tu ne nous manqueras pas, mais parce quil ny a rien pour toi ici. Les jeunes partent tous vers la ville, fais-en autant. Et si Dieu le veut, tu trouveras un garçon dici et tu te marieras. »
« Oui, maman, jy ai pensé aussi. Cest dur de vous quitter, mais il faut bien commencer ma vie. »
Cest ainsi quÉlodie sinstalla en ville, trouvant un poste dinfirmière à lhôpital. Jolie, avec des cheveux bruns épais, des yeux bleus et des lèvres pulpeuses, elle attirait les regards. Un matin, en entrant dans la chambre des hommes pour poser une perfusion, elle aperçut un jeune patient, le bras dans le plâtre. Il la dévisageait avec curiosité et admiration.
« Bonjour », dit-elle à tous, mais Julien eut limpression quelle ne sadressait quà lui.
Il avait été admis la veille, soigné par une autre infirmière, mais aujourdhui, cétait elle. Julien travaillait à lusine locale, la seule industrie importante de la région. Diplômé, il y avait été envoyé comme jeune cadre. Un accident stupide, une glissade sur le sol en béton, et voilà le résultat : un bras cassé.
Élodie installa la perfusion sous son regard attentif. Elle sentait quil voulait en savoir plus sur elle. Lui aussi la détaillait discrètement.
« Voilà, reposez-vous bien », dit-elle en se retirant.
« Vous reviendrez ? demanda-t-il précipitamment. Comment vous appelez-vous ? »
« Bien sûr, je travaille ici. Je mappelle Élodie. »
« Élodie, murmura-t-il après son départ. Avec une infirmière comme elle, ce plâtre nest plus une calamité. » Il se demanda aussitôt si elle avait quelquun.
Elle aussi avait été troublée, mais se garda bien de le montrer. Pourtant, son regard ne mentait pas.
« Bon, ça ne veut rien dire. Un garçon comme lui doit bien avoir une petite amie. »
Elle guetta ses visiteurs. Des collègues, des amis, mais aucune femme. Elle se rassura un peu. Lui, déjà, imaginait leurs promenades une fois sorti de lhôpital.
Les jours suivants, il la retrouvait dans le couloir quand elle tardait à venir, et le soir, ils bavardaient longuement.
« Je ne suis pas dici. Après mes études, on ma envoyé à lusine. Jai dabord vécu en foyer, mais lentreprise ma offert un logement. Cest bien, tu sais, davoir son chez-soi. Il faut encore des travaux, mais ça viendra. »
« Cest vrai, cest chouette. Moi, cest la résidence du personnel. Ce nest pas toujours calme. »
Julien quitta lhôpital, continua ses soins en externe, et ils commencèrent à se voir. Pourtant, il mit plus de deux ans avant de la demander en mariage.
Élodie laimait dun amour immense, retenant son souffle en sa présence, nosant regarder personne dautre. Elle attendait, espérait. Un jour, enfin, il lui dit simplement :
« Élodie, ça fait longtemps quon est ensemble. On se marie ? »
« Daccord », répondit-elle aussitôt, riant de bonheur. Il comprit quelle avait attendu ce moment.
Leur mariage fut modeste, mais sa mère et ses deux sœurs vinrent. Ses amies lui envièrent son mari : « Élodie, tu as trouvé la perle rare ! Intelligent, attentionné, et beau en plus ! »
Ils vécurent dans son deux-pièces, le rénovèrent ensemble, eurent deux filles.
« Jaimerais un fils, lui disait-il parfois. » Mais elle refusait : deux enfants suffisaient.
La vie était douce. Julien gagnait bien sa vie, ils partaient en vacances à la mer, rendaient visite à la mère dÉlodie lété, cueillaient des champignons, se baignaient dans la rivière. Lhiver, ils skiaient. Rien ne laissait présager lorage.
Son travail, exigeant, lappelait parfois le week-end. Il râlait, mais partait. Un jour, il rentra épuisé, furieux :
« Jen ai marre ! Je veux juste me reposer, et voilà quil faut y aller ! »
Son patron le laissa aller à contrecœur Julien était un expert. Il changea demploi, mais les déplacements professionnels devinrent fréquents.
« Je dois voyager, Élodie. Mais au moins, le salaire est bon. »
« On fera avec. Ce nest pas comme si tu partais un mois. »
Les années passèrent. Julien voyageait souvent, parfois trois jours, parfois une semaine. Mais Élodie remarqua quil buvait plus, rentrait tard, traînait après le travail.
Quinze ans de mariage, les filles grandissaient. Elle lui fit des reproches :
« Julien, quest-ce qui tarrive ? Avant, tu méprisais ceux qui buvaient. Maintenant, tu rentres souvent pompette. »
« Laisse-moi tranquille. La vie est morne, je mamuse un peu. »
La ville était petite, les commérages rapides.
« Élodie, tu ne vois rien ? Ton mari est un vrai coureur, lui dit un jour sa collègue Sophie. Ma copine Claire la croisé en boîte. Ils se voient depuis un moment. Il va chez elle avant de rentrer à la maison. »
« Cest vrai ? Je croyais quil traînait avec des copains » Elle eut un haut-le-cœur.
Dautres confirmations suivirent. Les disputes éclatèrent. Il hurlait :
« Tu me casses les pieds avec tes soupçons ! Je vis comme je veux ! »
La goutte deau fut le jour où il leva la main sur elle.
« Je demande le divorce », dit-elle, les larmes taries.
En entrant dans le salon, elle le vit faire sa valise tandis que la télé diffusait la chanson de Dalida : « Que faut-il faire, tu as rencontré une autre » Les mots lui transpercèrent le cœur. Il prit son sac, dit calmement :
« Je pars. Je te laisse lappartement avec les filles. Je sais que ce sera dur pour toi. »
Et il sortit, refermant doucement la porte.
Les larmes revinrent, violentes.
« Je divorcerai. Je ne suis plus ni épouse, ni veuve. »
Beaucoup le jugèrent. Elle resta seule, jeune et belle, avec ses enfants. Les premiers temps furent cruels, mais le temps apaisa tout.
Les années passèrent. Ses filles grandirent, laînée se maria et partit.
La cadette lui dit un jour : « Maman, je ne te quitterai jamais. Ce serait trop triste pour toi. »
« On verra, ma chérie. La vie réserve des surprises. Et si tu tombais amoureuse »
Ce fut le cas.
« Maman, tu avais raison ! sexclama-t-elle joyeusement. Théo ma demandée en mariage ! »
« Tant mieux, je suis heureuse pour vous. » Mais sa fille hésitait. « Quy a-t-il ? »
« On partira à Lyon. Il insiste. Il y a plus dopportunités là-bas. »
Élodie feignit de ne pas voir sa joie et sourit :
« Pars, ma chérie. Je veux ton bonheur. Théo a lair bien. »
À leur mariage, Julien fut invité. Laînée ne lui avait pas pardonné, mais la cadette gardait contact. En passant près deux, Élodie entendit son ex-mari dire à Théo :
« Écoute-moi, mon garçon. Reste fidèle à ta famille. Ne fais pas comme moi. Quelque soit lépreuve, tiens bon. »
Elle pensa : « Lui aussi a bu son calice. »
Les années avaient effacé sa peine. Certains lavaient soutenue sincèrement, dautres par hypocrisie. Peu importe, elle avait survécu.
Maintenant retraitée, elle croisait parfois Julien, vieilli lui aussi. Ce qui avait été une tragédie nétait plus quun lointain drame, indifférent, parfois même souriant.
Mais cette chanson, « Que faut-il faire, tu as rencontré une autre », la faisait encore pleurer. Par sentimentalité, rien de plus.







