**Journal de Pierre 12 octobre**
*« La voisine mest plus proche que toi »* ma dit maman avant de raccrocher.
Jeanne restait plantée dans la cuisine de son appartement parisien, le téléphone à la main, le regardant comme sil sétait transformé en serpent. Elle venait dappeler sa mère à Bordeaux pour lui annoncer une promotion au travail, un moment de bonheur à partager. Et voilà ce quelle obtenait en retour.
Quest-ce qui se passe ? demanda son mari, Antoine, en entrant dans la pièce. Tu es toute pâle.
Maman a dit que la voisine lui était plus proche que moi. Jeanne posa lentement le téléphone sur la table. Juste comme ça, sans raison.
Vous vous êtes disputées à propos de quelque chose ?
Mais non ! Je lui parlais de ma promotion, et elle ma répondu : *« Jeanne, toi, tu es là-bas avec tes affaires, tandis que Marguerite, ma voisine, elle maide tous les jours, fait les courses, machète mes médicaments. Elle mest devenue plus chère que toi. »*
Antoine fronça les sourcils et sassit en face delle.
Écoute, peut-être quelle ne va pas bien ? Elle aurait des problèmes de santé ?
Quel problèmes ! semporta Jeanne. Elle est parfaitement lucide ! Elle la dit exprès pour me faire mal. Et tu sais pourquoi tout cela a commencé ? Je lui ai proposé de venir cet été, de louer une maison en Provence, et elle ma répondu : *« Pourquoi jirais en Provence alors que jai Marguerite ici ? On jardine ensemble. »*
Jeanne se tut un instant, puis éclata dun rire amer.
Et pourtant, je lui envoyais de largent tous les mois. Cinq cents euros. *« Au cas où »*, je disais. Je pensais que ça laiderait.
Ne lui envoie plus rien, déclara Antoine sèchement. Si la voisine est si proche, quelle laide, alors.
Antoine, ne dis pas ça ! Cest ma mère.
Ta mère, qui vient de thumilier ? Jeanne, réveille-toi ! Une vraie mère ne parle pas comme ça à sa fille.
Jeanne se leva et sapprocha de la fenêtre. Dans la cour, des enfants jouaient, leurs rires lui parvenaient, mais aujourdhui, ils lui semblaient lointains, étrangers.
Marguerite était effectivement une bonne voisine. Veuve, ses enfants vivaient en Alsace et ne passaient la voir quune fois par an. Jeanne se souvenait delle depuis lenfance une femme stricte, qui leur faisait des remarques quand ils faisaient du bruit dans lescalier. Et aujourdhui, elle était devenue *« plus proche que sa propre fille »*.
Le téléphone sonna. Jeanne regarda lécran : maman.
Ne réponds pas, dit Antoine.
Et si quelque chose nallait pas ?
Si quelque chose nallait pas, ta *« proche »* voisine appellerait.
Jeanne décrocha malgré tout.
Oui ?
Jeanne, pourquoi tu as raccroché ? On était en train de parler.
Maman, cest toi qui as raccroché. Après mavoir parlé de Marguerite.
Ah, ça Une pointe dagacement perçait dans sa voix. Jai juste dit la vérité. Marguerite, elle est là, tous les jours, alors que toi, tu es loin, dans ton Paris. Quand jai eu ma crise dhypertension, qui a appelé les secours ? Marguerite. Et toi, tu étais où ?
Maman, jétais au travail ! Je ne savais pas ! Tu ne mas pas appelée !
À quoi bon tappeler si tu ne peux pas venir ? Tu as ton travail, tes *« affaires importantes »*.
Jeanne sentit les larmes lui monter aux yeux. Dans la voix de sa mère, elle reconnaissait ces vieilles rancœurs quelle croyait effacées.
Maman, tu veux que je vienne demain ? Je prendrai un jour de congé.
Non, inutile ! Je nai pas besoin de toi. Marguerite maide déjà. On va chez le médecin demain, elle maccompagne. Toi, tu serais sur ton téléphone ou à penser à ton travail.
Jeanne eut limpression de recevoir un coup.
Daccord, maman. Comme tu veux.
Ah, au fait, sa voix devint soudain pratique, ne menvoie plus dargent. Marguerite dit que ce nest pas bien, que les enfants ne devraient pas acheter leur conscience avec de largent. Je peux me débrouiller.
Jeanne resta silencieuse. Dans le combiné, des bruits de fond, puis la voix de sa mère, mais cette fois, pas pour elle :
Marguerite, cest quoi ce médicament que tu mas apporté ? Pour lestomac ? Merci, ma chérie
Voilà, jai raccroché, murmura Jeanne dans le vide avant déteindre lappareil.
Antoine lui entoura les épaules de son bras.
Elle ne réalise pas ce quelle dit. Peut-être quelle a un problème ?
Si, elle réalise. Parfaitement. Jeanne sécarta. Je suis devenue une étrangère pour elle. Tu sais, quand jétais à la fac, elle me disait déjà : *« À quoi bon des études ? Marie-toi, fais des enfants. »* Et quand jai commencé à travailler, cétait pareil : *« Tu penses quà ta carrière, tu oublies ta famille. »*
Jeanne, mais tu lappelais toutes les semaines !
Oui. Et à chaque fois, jentendais que jétais une mauvaise fille. Que je ne venais pas assez, que mes cadeaux ne plaisaient pas, que je ne passais pas assez de temps avec ses petits-enfants. Et maintenant, il y a Marguerite.
Jeanne sassit, épuisée, et passa une main sur son visage.
Tu sais ce qui est le plus dur ? Javais vraiment envie de la faire venir chez nous. Pas en Provence ici, vivre avec nous. Lui donner une chambre, tout arranger. Je croyais que ce serait bien. Et elle *« La voisine est plus proche. »*
Les enfants de Jeanne, des jumeaux de dix ans, Théo et Léa, firent irruption dans lappartement, leurs cartables claquant, discutant bruyamment de lécole.
Maman, on va chez mamie quand ? demanda Léa. Tu as dit pendant les vacances.
Jeanne regarda sa fille et mit un moment à répondre.
Je ne sais pas, ma chérie. Peut-être pas cette fois.
Pourquoi ? sétonna Théo. Et les cadeaux quon a préparés ?
Les enfants avaient confectionné un album photo pour leur grand-mère, rassemblé leurs dessins, et Léa avait même brodé un mouchoir en cours de travaux manuels. Tout était rangé dans une jolie boîte, en attendant le voyage à Bordeaux.
On les donnera plus tard, murmura Jeanne.
Maman, tu es malade ? sinquiéta Léa en sapprochant. Tu as les yeux rouges.
Non, je suis juste fatiguée.
Antoine emmena les enfants dans leur chambre, leur expliquant à voix basse que *« mamie ne se sent pas très bien »*, que *« maman est triste »*, et que *« vous irez plus tard »*.
Le soir, une fois les enfants couchés, Jeanne resta longtemps dans le salon à feuilleter de vieilles photos. Elle y était petite, avec sa mère dans la maison de campagne de son grand-père. Sa mère, jeune, belle, souriante, la serrait dans ses bras. Une autre où elles cuisinaient ensemble Jeanne avait huit ans, couverte de farine, mais rayonnante. Et une dernière, le jour de son bac sa mère, fière, à ses côtés.
Quand tout avait-il changé ? Après la mort de papa ? Ou avant ?
Il était parti il y a cinq ans, et depuis, sa mère nétait plus la même. Renfermée, susceptible, toujours mécontente. Jeanne avait cru que cétait le chagrin, quavec le temps, ça passerait. Mais les années passaient, et sa mère séloignait toujours plus.
À quoi tu penses ? demanda Antoine en sasseyant près delle.
Que je suis peut-être vraiment une mauvaise fille.
Des bêtises ! Tu lappelles toutes les semaines, tu lui envoies de largent, tu vas la voir quand tu peux. Quest-ce quil lui faut de plus ?
Que je sois à ses côtés. Toujours là. Comme Marguerite.
Et ton travail ? Les enfants ? Notre famille ?
Jeanne haussa les épaules.
Pour elle, ça ne compte pas. Ce qui compte, cest que je suis loin.
Le téléphone sonna de nouveau. Cette fois, ce nétait pas sa mère, mais un numéro inconnu.
Allô ?
Bonjour, cest Marguerite, la voisine de votre mère. Vous êtes bien Jeanne ?
Oui, cest moi.
Il faut que vous veniez. Votre mère elle ne va pas bien. Après votre appel, elle na pas arrêté de pleurer. Je ne sais pas quoi faire.
La gorge de Jeanne se serra.
Quest-ce quelle a ?
Elle pleure et répète sans cesse : *« Jai blessé ma petite, jai blessé ma petite. »* Jai essayé de la calmer, lui ai préparé une tisane, mais elle nécoute rien. Elle dit que vous ne lui parlerez plus jamais.
Marguerite, est-ce quelle elle a des problèmes de santé ?
Mais non ! Marie-Claire a toute sa tête. Elle est juste bouleversée. Elle dit quelle a été stupide, quelle a dit des choses quelle ne pensait pas. Elle vous aime tellement, mais ne sait pas lexprimer.
Jeanne sentit lamertume dans son cœur se dissiper lentement.
Dites-lui que je viendrai demain. Sans faute.
Je lui dirai, merci. Jallais presque appeler le médecin.
Après que Marguerite eut raccroché, Jeanne resta un long moment immobile, le téléphone en main.
Tu y vas ? demanda Antoine.
Jy vais. Je prends les enfants, ils pourront donner leurs cadeaux à mamie. Peut-être quelle ne sait vraiment pas dire quelle nous manque.
Et si elle recommence avec la voisine ?
Elle ne recommencera pas. Marguerite est gentille, mais elle nest pas de la famille. Moi, je suis sa fille. Et je le resterai, quoi quelle dise.
Le lendemain matin, Jeanne partit avec une résolution ferme. Elle prit un jour de congé, emmena Théo et Léa, et prit le train pour Bordeaux. Pendant le voyage, les enfants parlaient avec enthousiasme de la joie de leur grand-mère en voyant leurs cadeaux, tandis que Jeanne regardait par la fenêtre, pensant que parfois, les gens disent tout sauf ce quils ressentent vraiment.
Sa mère les attendait sur le pas de la porte, les yeux rougis. En voyant Jeanne, elle létreignit longuement sans un mot.
Pardonne-moi, ma petite. Pardonne cette vieille folle. Je ne voulais pas dire ça, pas ça
Tout va bien, maman. Tout va bien, chuchota Jeanne en caressant ses cheveux gris. Je suis là. On est tous là.
Marguerite, debout sur le seuil de chez elle, sourit discrètement avant de rentrer. Elle comprenait : les voisins, cest bien, mais la famille, cest plus important.
**Leçon du jour :** Les mots blessent parfois plus quon ne le croit, mais derrière eux, se cache souvent un cœur qui ne sait plus comment aimer.







