Parfois, je regardais mon bureau et je pensais : « Jai fait ça tout seul. » Pourtant, au fond de moi, il y avait toujours ce garçon qui attendait quon le rappelle à la maison.
On ma mis à la porte à quinze ans. Pas avec une valise ou des cris, comme au cinéma. Juste un jour où ma mère ma regardé comme si jétais un étranger et ma dit : « Julien, cest mieux ainsi. Tu nas pas ta place ici. »
Je me tenais dans notre petite cuisine, où lodeur du pot-au-feu se mêlait à quelque chose daigre. Le sol semblait se dérober sous mes pieds, et je ne pouvais détacher mon regard de ses mainsfines, aux ongles rongésqui tiraillait le bord de son tablier. Elle ne pleurait pas. Seuls ses yeux étaient vides, comme un poste de télévision éteint.
Avant cela, jétais un garçon ordinaire. Nous vivions dans un deux-pièces en banlieue, où le papier peint se décollait et où lentrée sentait toujours lurine de chat.
Je rapportais de bonnes notes de lécole, je réparais les prises quand ma mère me le demandait, je faisais la vaisselle.
Jespérais entendre, ne serait-ce quune fois : « Cest bien, Julien. » Mais cétait avant Jacques. Le nouvel homme de ma mère a fait irruption dans nos vies comme un char dassaut.
Quand Élodie est néeleur enfant à tous les deuxje suis devenu une ombre. Elle était leur « vraie » fille : chaussons roses, sourires, photos sur le frigo. Moi, jétais de trop.
Le soir, je descendais dans lescalier, masseyais sur les marches froides et écoutais lascenseur gronder. Là, je pouvais respirer. À la maison, lair était tendu comme un ressort prêt à céder. Je savais quun jour, il craquerait.
Et il a craqué.
« Où est passé largent de mon portefeuille ? » Jacques se tenait dans lembrasure, agitant son portefeuille usé comme une preuve. Deux mille francsune somme dérisoire, mais pour lui, cétait un million.
Jai juré que je navais rien pris. Il a plissé les yeux : « Ne mens pas. » Ma mère est restée silencieuse. Puis, presque dans un murmure : « Julien, avoue. Nous ne voulons pas appeler la police. » Je la regardais sans la reconnaître. Où était la femme qui me caressait les cheveux quand jétais malade ?
Je nai rien dit. Jai fourré quelques t-shirts, des cahiers et un vieux lecteur MP3 à lécran fissuré dans mon sac. Et je suis parti. La porte sest refermée derrière moi comme un coup de feu.
Lorphelinat ma accueilli avec le grincement des lits de fer, lodeur de leau de Javel et le froid des murs en béton. Ici, personne ne faisait semblant dêtre une famille.
Les grands nous testaient : un coup dans le couloir, des chaussures cachées. Une fois, on a glissé une souris morte dans mon lit. Je nai pas crié, je ne me suis pas plaint. Je lai jetée à la poubelle et jai retenu une leçon : ici, seuls les plus malins survivent. Je le suis devenu.
Jai appris à me taire, à deviner qui mentait et qui trahirait. Mais au fond, ça faisait toujours mal, comme si quelquun avait oublié déteindre la douleur.
Il y avait une salle informatique à lorphelinumde vieux ordinateurs qui ronronnaient comme des tracteurs et plantaient sans cesse. Jy ai découvert le codedes lignes où chaque mot avait un sens. Cétait comme de la poésie, mais mieux : ça fonctionnait.
Je passais des nuits entières là-bas, jusquà ce que les éducateurs me chassent. Le prof dinformatique, Monsieur Lefèvre, la remarqué. Chauve, sentant toujours le café, les yeux fatigués.
Un jour, il ma lancé un livreun manuel de C++ tout abîmé. « Tiens, lis ça. Peut-être que tu ten sortiras. » Jai lu. Jai écrit mes premiers programmes : une calculatrice, puis un petit jeu où un carré courait sur lécran. Chaque fois que le code marchait, quelque chose sallumait en moi. Comme si quelquun me disait enfin : « Tu en es capable. »
À lorphelinat, je me suis lié damitié avec Théoun gamin maigre aux cheveux en bataille. Il riait de tout, même de lui-même.
Une fois, il a volé un pain à la cantine et la partagé avec moi. On était assis sur le rebord de la fenêtre, mâchant en rêvant de devenir des stars du rock.
Théo voulait une guitare, moi une vie normale. Il na pas terminé lorphelinatil a traîné avec les mauvaises personnes, puis a fini en maison de correction. Mais ce pain, je men souviens. Cétait comme une promesse que je nétais pas seul.
Jai eu mon bac avec mention. Pas pour quon me félicitejuste pour prouver que je nétais pas un déchet quon jette.
Je suis entré à luniversité technique dans une ville voisine. Le dortoir sentait la friture, leau de Cologne bon marché et les chaussettes sales.
Je vivais avec ma bourse et des petits boulots : je chargeais des cartons au supermarché, je lavais les sols dun café. La nuit, je codais des sites pour trois fois rien.
Ma première commandeune page pour un garagema rapporté deux mille francs. Je me suis acheté des baskets neuves et une pizza. Pour la première fois depuis des années, jai souri jusquà en avoir mal aux joues. Cétait *mon* argent.
À la fac, jai trouvé des amis. Antoine, fan danime, trimballait toujours son portable pour me montrer comment faire des animations.
Clémence, une rousse au rire bruyant, ma appris à cuire des œufs sans les brûler. Ils ont été les premiers à me voir comme une personne, pas comme une ombre. Mais je gardais mes distances. Javais peur que sils sapprochaient trop, ils disparaissent aussi.
À trente ans, javais ma propre entreprise. Petite, mais à moi. Un bureau en ville, une porte en verre, une machine à café qui ronronnait comme mes vieux ordinateurs. Une équipe de dix personnes qui croyait en moi. Moi, je croyais en eux.
On faisait des sites, des applis, même un start-upune plateforme de cours en ligne. Parfois, je regardais mon bureau et je pensais : « Jai fait ça tout seul. » Mais au fond, il y avait toujours ce garçon dans lescalier, qui attendait quon le rappelle.
Un jour, une journaliste aux ongles vernis et au carnet à la main ma demandé : « Julien, comment en êtes-vous arrivé là ? »
Jai tout raconté. Ma mère qui a choisi Jacques. Jacques qui me voyait comme une menace. Lorphelinat où jai appris à survivre. Les nuits devant lécran. Larticle est sorti avec le titre **« De lorphelinat au PDG »**. Je lai lu en pensant : « Orphelin ? Peut-être bien. »
Une semaine plus tard, une enveloppe est arrivée au bureau. Simple, froissée. « À Julien. De maman. » Dedans, quelques lignes :
« Je suis fière de toi. Pardonne-moi. Jacques est malade. Élodie na pas de travail. On a







