Oh, écoute ça, je vais te raconter une histoire bien française.
Pourquoi tu ne me demandes jamais ce que je veux pour le dîner ? a demandé Pierre à sa femme en partant travailler. Cest plus important pour toi, maintenant ?
Je pensais te préparer quelque chose selon mes goûts, a répondu Élodie dun ton détaché. Mais si tu veux, je peux faire quelque chose de précis.
Ce nest pas ça, a soupiré Pierre. Ce nest pas une question de vouloir ou pas. Cest le geste qui compte. Cest si dur de demander ? Ça ne tintéresse plus ?
À vrai dire, non, a avoué Élodie. Pas du tout. Quest-ce que ça a dintéressant ?
Ah, je vois ! sest exclamé Pierre. On en est là. Avant, tu demandais. Donc avant, cétait intéressant ?
Élodie a réfléchi un instant.
« Hum cest vrai, avant, je demandais. Ça fait bizarre. Bon, je vais lui demander, sinon il va râler toute la journée. »
Quest-ce que tu veux pour le dîner ? a-t-elle demandé.
Pierre a esquissé un sourire narquois.
« Elle fait ça par obligation. Bon, je vais pas être chiant. La vie de couple, cest des compromis. Je vais être sympa, je suis pas un tyran. Et puis, faut savoir pardonner, sinon comment rester humain, hein ? »
Daccord, a-t-il dit avec magnanimité. Je veux des boulettes de viande.
Quelles boulettes ? a demandé Élodie. Porc, agneau ou bœuf ? Je peux aussi te faire des croquettes de poisson, si tu veux.
Nimporte quoi, sauf du poisson ! sest écrié Pierre. Tu te moques de moi ? Tu sais très bien que je déteste ça depuis lécole.
« Merde, je savais pas, a pensé Élodie. Pourquoi jai dit ça ? Il ma raconté mille fois comment il détestait ça à la cantine. Bon, il va me saouler avec ça toute la semaine. Ah, et faut pas oublier quil déteste aussi la gelée. »
Et pour laccompagnement ? a-t-elle enchaîné. Des pommes de terre, des pâtes ou du riz ? Ou de la semoule ?
Fais-moi des pommes de terre sautées, a dit Pierre. Bien dorées, pas cuites à létouffée. Avec une belle croûte.
Bien sûr, mon chéri, a répondu Élodie. Ne tinquiète pas, elles seront croustillantes.
Je ne minquiète pas, a rétorqué Pierre avec assurance. Cest toi qui devrais tinquiéter.
« Putain, pourquoi jai dit ça ? a-t-il pensé. Je voulais jouer les supérieurs ? Jai été méchant pour rien. Faut que je me calme. Jai encore du boulot sur moi. »
Si ça ne te dérange pas, ma chérie, a-t-il ajouté dune voix douce pour rattraper le coup, prépare-moi une salade de tomates et concombres, sil te plaît.
Bien sûr, mon amour, a répondu Élodie avec tendresse. Tout sera comme tu veux.
Avec de lail et de laneth, a précisé Pierre.
Avec ail et aneth, a répété Élodie en souriant.
Et de la crème fraîche.
Avec crème fraîche.
Et les pommes de terre aussi, avec de loignon et de laneth, a ajouté Pierre.
Tout sera parfait, mon chéri, a promis Élodie.
Après un tendre au revoir, Pierre est parti travailler. Mais toute la journée, il a ruminé : quelque chose clochait avec Élodie. Mais quoi ? Il était distrait, incapable de se concentrer.
« Bon, ce soir, on en parle sérieusement, sest-il dit. Jai dû la blesser sans men rendre compte. Faut régler ça avant que ça empire. »
À table, Pierre poussait du bout de sa fourchette ses boulettes, ses pommes de terre et sa salade, tandis quÉlodie dévorait avec délice un poulet rôti arrosé de sauce tomate. Elle souriait, lui faisait des clins dœil.
Attends, a dit Pierre, perplexe. Pourquoi tu manges du poulet et pas les boulettes ?
Javais envie de poulet ce soir, a répondu Élodie. Quand tu as demandé des boulettes, je me suis dit que jen voulais pas. Le poulet, cest trop bon, croustillant et bien à lail. Tu devrais essayer.
Non, mais Pierre était déconcerté. Je pensais quon mangerait la même chose.
« Pauvre chou, a pensé Élodie. Il croyait que jallais me farcir ses boulettes ? Depuis quand ? »
Désolée, a-t-elle dit, la bouche pleine. Comme ça, chacun mange ce quil aime. Super, non ?
Très drôle, a murmuré Pierre. Je peux avoir un peu de poulet ? Tu as lair de te régaler.
Non, a refusé Élodie. Jen ai fait juste pour moi. Mais toutes les boulettes sont pour toi. Et la salade aussi. Bon appétit, mon amour.
Mais tu as encore une cuisse là, a insisté Pierre. Je te donne des boulettes en échange.
Cest la mienne, a répondu Élodie. Jen ai fait deux exprès. Les boulettes, cest pour toi.
Pierre a mangé ses boulettes en regardant, envieux, Élodie savourer sa deuxième cuisse. Elle mordait à pleines dents, avec tant de plaisir quil en avait la gorge serrée.
Je lai un peu trop grillée exprès, pour que ce soit croustillant, a-t-elle annoncé. Un délice !
Jimagine, a soupiré Pierre.
Il a fini sa dernière boulette avec un sourire forcé.
Le lendemain matin, en partant, il a fixé Élodie.
Quest-ce que tu veux pour le dîner, mon chéri ? a-t-elle demandé.
Du poulet rôti, a déclaré Pierre. Jen ai rêvé toute la nuit. Prépare-le exactement comme le tien. Juste avec de la sauce tomate.
Bien sûr, mon amour, a acquiescé Élodie.
Ce soir-là, Pierre a mangé son poulet sans appétit. Parce quÉlodie, devant lui, se régalait dun ragoût dagneau.
Cest meilleur chaud, a-t-elle expliqué joyeusement. Jen mangerais tous les jours. Jadore ça depuis petite.
Toute la semaine, Pierre a assisté, impuissant, aux surprises culinaires dÉlodie. La veille, elle lavait achevé avec des sardines grillées.
Je veux des sardines aussi, a gémi Pierre.
Pourquoi tu ne las pas dit ce matin ? sest étonnée Élodie. Jai fait des côtes de porc pour rien.
Comment je pouvais savoir ? a-t-il protesté. Tu aurais pu me prévenir.
Je ne savais pas moi-même ce que jallais vouloir, a rétorqué Élodie.
Donne-men un peu, a supplié Pierre.
Non, a coupé Élodie. Et moi, je mange quoi ? Tes côtes de porc ? Non merci.
Le lendemain matin, alors quelle lui demandait ce quil voulait pour le dîner, Pierre a secoué la tête.
Non, a-t-il dit. Ça ne marche plus, ma chérie. Tu tes bien moquée de moi. Maintenant, tu me fais la même chose que toi. Et en grande quantité.







