LE BONHEUR POUR CLAIRE
Claire y pensait depuis longtemps : adopter un enfant de lorphelinat. Après six ans de mariage sans enfants, son mari lavait quittée pour une femme plus jeune et plus ambitieuse. Épuisée par cette vie à deux, elle navait plus la force ni lenvie de recommencer, de chercher quelquun pour « le meilleur et pour le pire ». Non, cétait fini. Elle en avait décidé ainsi. Si elle devait donner son amour, ce serait à quelquun qui en avait vraiment besoin.
Alors, elle se mit en marche. Elle obtint les renseignements nécessaires auprès des services sociaux, rassembla les papiers. Restait lessentiel : trouver le garçon qui deviendrait son fils, sa propre chair, et lui offrir toute la tendresse accumulée pendant ses trente-huit ans.
Elle ne voulait pas dun nourrisson, craignant de ne pas y arriver. Elle avait dépassé lâge où les femmes rêvent, sans même le savoir, de nuits blanches, de langes et de berceuses. Elle se rendit donc à lorphelinat pour choisir un petit de trois à cinq ans, qui deviendrait le sien.
Dans le tramway, elle était nerveuse, comme avant un premier rendez-vous, au point de ne pas remarquer que le printemps avait vraiment éclos dans la ville. Jeune, doux, avec un air frais et un soleil éclatant.
Le tramway grinçait dans les virages, tandis que Claire, anxieuse, pensait à cet enfant qui existait déjà quelque part, sans savoir quil était destiné à changer sa vie.
Dehors, la ville vivait au rythme du printemps : les voitures brillaient, les gens marchaient vite. Personne ne savait que Claire allait à la rencontre de son bonheur. Elle se tourna vers la vitre, mais ne vit rien, trop occupée à sourire à ce fils quelle rencontrerait dans quelques minutes.
Enfin, larrêt : « Orphelinat ». Le suivant : « Crèche ».
Elle descendit et aperçut un vieil hôtel particulier aux colonnes décrépies, autrefois blanches, maintenant camouflées par le temps.
Elle entra, expliqua son affaire au gardien, qui lenvoya vers le bureau de la directrice.
Une femme âgée, vêtue dun cardigan tricoté main, usé et boulocheux, laccueillit. Elle avait lair provincial, négligé, presque mal tenu, mais ses yeux trahissaient une femme à sa place, depuis longtemps. La conversation fut brève : elles sétaient parlé la veille.
« Alors, on va choisir ? » dit la directrice en se levant.
Claire la suivit docilement. Dans le long couloir aux boiseries bleu foncé, la directrice lança par-dessus son épaule :
« Les petits sont dans la salle de jeux. » Elle poussa la porte, et toutes deux entrèrent.
Une quinzaine denfants, garçons et filles, jouaient sur le tapis ou près des armoires à jouets. Léducatrice, assise près de la fenêtre, écrivait tout en surveillant dun œil expert.
Dès que les adultes apparurent, les enfants se précipitèrent vers elles, comme à laccoutumée. Ils entourèrent Claire et la directrice, certains embrassant leurs genoux, dautres levant le visage en criant comme des moineaux :
« Cest moi quelle vient chercher ! Moi ! »
« Non, cest ma maman ! Je lai reconnue ! Je lai vue en rêve ! »
« Prenez-moi ! Je suis ta fille ! »
La directrice caressa machinalement leurs têtes et murmura à Claire quelques mots sur chacun. Claire, elle, se sentit submergée : elle aurait voulu tous les prendre.
Tous y compris ce garçon assis près de la fenêtre, qui nétait pas venu vers elles, mais sétait contenté de se retourner pour observer la scène, comme sil la connaissait trop bien.
Et Claire, sans savoir pourquoi, marcha vers lui. Elle approcha sa main de sa tête.
Sous sa paume, des yeux légèrement bridés, dune couleur indéfinissable, saccordaient étrangement à son visage anguleux, son nez large et ses sourcils à peine tracés. Il ne ressemblait en rien à lenfant quelle avait imaginé. Comme pour confirmer quil était « typiquement pas celui quon choisit », il dit :
« Vous ne me prendrez pas de toute façon. »
Pourtant, son regard, avide, la suppliait de dire le contraire.
« Pourquoi dis-tu ça, mon chéri ? » demanda Claire sans retirer sa main.
« Parce que je suis toujours malade et que jai le nez qui coule. Et puis jai une petite sœur, Lili. Elle est chez les bébés. Je viens tous les jours pour lui caresser la tête, comme ça, elle noublie pas quelle a un grand frère. Je mappelle Lucas, et sans Lili, je ne pars pas. »
Et soudain, comme sous le coup de lémotion, son nez se mit à couler.
Cest à ce moment que Claire comprit quelle avait attendu toute sa vie ce petit Lucas au nez morveux, souvent malade, et sa sœur Lili, quelle navait pas encore vue, mais quelle aimait déjà.
Parfois, le bonheur ne ressemble pas à ce quon imagine. Il arrive, tout simplement, avec ses imperfections et son cœur grand ouvert.







