Force et Patience à Vous

Anne se maria tard, à vingt-cinq ans. Son prétendant nétait pas franchement médiocre, mais difficilement enviable aux yeux de ses amies. Laimait-elle ? Elle nen était même pas sûre. Elle sétait habituée. Elle eut un fils. Petit Damien grandit, intelligent et sérieux que rêver de plus ? Et elle ne rêvait pas. Elle se résigna à ce que son Henri soit un homme sans éclat, ennuyeux. Radin, par-dessus le marché. Anne cessa même dy prêter attention. Elle travaillait à lécole, soccupait des enfants après les cours, veillait sur son fils telle était sa vie. Pourtant, elle était belle et plaisait à beaucoup, oh combien ! Blonde, ses cheveux ondulés encadrant son visage délicat. Une silhouette à faire tourner les têtes ! Bref, une beauté pleine desprit. Elle méritait bien un aigle pour époux.

Sa famille naimait pas Henri et se moquait de lui. Il ne sintégrait jamais : silencieux dans les conversations, incapable de saisir les plaisanteries, toujours pressé de rentrer :

Il est tard, on rentre ! Demain, lever tôt !

On cessa de les inviter. Ils vécurent comme en marge.

La vieillesse, morne et grise, arriva sans quon sen aperçoive. Quavait-elle vu de la vie ? Rien. Leurs seules vacances étaient au centre de repos de lusine où Henri travaillait comme ingénieur. Un endroit aussi terne que lui : trois repas par jour, et des danses le soir. Les Dubois ny allaient jamais.

Quirait-on y faire ? disait Henri. Cest pour draguer. Pas notre cas, nest-ce pas, Anne ?

Elle acquiesçait docilement.

Il lui interdisait aussi dacheter des vêtements chics.

Trop cher ! Au marché, on trouve mieux pour moins, des articles turcs tout à fait corrects.

Anne soupirait, sans contredire.

Puis le malheur frappa : Henri commença à perdre la mémoire. Pas si vieux, même plus beau quautrefois et pourtant ! Le diagnostic fut sans appel : démence précoce après plusieurs AVC. Désormais, il reconnaissait à peine son fils et ses petits-enfants.

Qui sont ces enfants ? demandait-il.

Mon chéri, disait Anne avec douceur, comme à un petit, cest Daniel et Alix, nos petits-enfants. Et lui, cest Damien, notre fils.

Pourquoi ne me le dis-tu que maintenant ? Ils viennent darriver ? sétonnait-il.

Et cinq minutes plus tard, il répétait :

Alors, qui vient aujourdhui ?

Mais elle, il la reconnaissait. Comment aurait-il pu oublier celle qui le soignait comme un enfant ? Sans elle, il serait sorti en sous-vêtements. Maintenant quelle gérait largent, elle aurait pu soffrir des robes. Mais lenvie avait disparu. Non par avarice elle sétait simplement déshabituée. Elle passait devant les boutiques sans un regard, achetait pour lui des mets fins. Il la suivait comme un agneau, suppliant quand elle partait :

Ne tarde pas trop.

Il avait peur quelle labandonne. Un jour, il murmura :

Je taime tant. Tu es tout pour moi Sans toi, je suis perdu.

Jamais il navait dit cela avant. Comme dit le proverbe : « À quelque chose malheur est bon. » Mais à quoi bon, ce bonheur tardif ? Elle pleurait en secret, essuyait ses larmes et reprenait son rôle.

Cette histoire, cest ma voisine qui me la racontée. Une femme élégante, malgré les années, sans aucune amertume. Timide, elle ajouta :

Jai écrit des vers pour mon Henri. Tu veux les entendre ? *« Mon fidèle ami, toujours près de moi, / Moi qui tiens les rênes de notre loi. / Ta mémoire flanche ? Je le sais bien ! / Lhiver, lété, tout se confond en rien / Je prie Dieu, de toutes mes forces, / Pour que tu moublies pas, bien sûr ! »*

Je lai serrée dans mes bras, lui souhaitant intérieurement force et patience.

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