Pendant 50 ans, j’ai eu peur de devenir veuve. Ce n’est qu’après sa mort, en rangeant ses affaires, que j’ai compris que j’avais vécu toute ma vie avec un étranger

Pendant cinquante ans, jai eu peur de devenir veuve. Ce nest quaprès sa mort, en triant ses affaires, que jai compris avoir vécu toute ma vie avec un étranger.

« Maman, tu ne veux pas arrêter pour aujourdhui ? Ça sent la naphtaline et le passé », fit Irène en grimçant, debout sur le seuil de la chambre de son père.

Véronique Leclerc ne se retourna même pas. Méthodiquement, comme accomplissant un rituel, elle pliait ses chemises une à une dans une boîte en carton. Col après col.

« Je veux juste finir cette armoire.

Ça fait une semaine que tu la finis. Il était quelquun de bien, maman. Calme, droit, tranquille. Mais il est mort. Et ses affaires ne sont que des affaires. »

Véronique simmobilisa, tenant entre ses mains son pull préféré, tricoté main. Bien. Calme. Tranquille. Ces mots, comme trois clous, scellaient le cercueil de leur mariage. Cinquante ans dun silence étouffant.

Ce nétait pas sa mort qui lui faisait peur. Cétait ce vide qui suivrait. Celui qui maintenant semblait sourdre des fissures de la vieille armoire, mêlé à lodeur de la poussière, lui remplissant les poumons.

« Je men occupe seule, Irène. Va, ton mari tattend. Ne le laisse pas dîner seul. »

Sa fille soupira mais ninsista pas. Elle partit. Véronique resta seule. Dun geste quelle ne sétait jamais connue, elle tira violemment la porte de larmoire, qui céda avec un grincement.

Il fallait la déplacer pour nettoyer derrière. Louis était un maniaque de la propreté. Une de ses étrangetés silencieuses.

Elle poussa larmoire de lépaule. Le meuble résista avant de glisser lourdement, traçant deux sillons profonds dans le parquet.

Et là, sur le mur, à hauteur de ses yeux, sous le bord décollé du vieux papier peint, une fine ligne presque imperceptible. Pas une fissure. Quelque chose dautre.

Elle y passa le doigt. Le papier céda, révélant le contour dune petite trappe encastrée, sans poignée. Son cœur fit un bond maladroit.

À lintérieur, serrés les uns contre les autres comme pour garder leur chaleur, plusieurs carnets reliés en skaï. Des journaux intimes.

Ses doigts tremblaient en sortant le premier. Louis ? Tenir un journal ? Lui qui, à table, répondait à peine quand elle lui demandait comment sétait passée sa journée ?

Elle ouvrit au hasard. Lécriture anguleuse, familière.

« 14 mars. Aujourdhui, jai croisé Madame Lefèvre du troisième étage près de lépicerie. Elle pleurait encore, sa pension retardée, ses médicaments trop chers. Jai dit à Véronique que jallais me promener, mais je suis allé à la pharmacie et ai déposé un sac devant sa porte. Jai dit au pharmacien que cétait une surprise dun vieil ami. Surtout, que Véronique ne lapprenne pas. Elle dirait quon a déjà du mal à joindre les deux bouts. Elle aurait raison. Mais comment ne pas aider ? »

Véronique serra la page. Elle se souvenait de ce jour. Louis était rentré distant, refusant le dîner. Elle sétait vexée, le croyant encore enfermé dans sa forteresse impénétrable.

Elle ouvrit un autre carnet, fébrile.

« 2 mai. Le fils des voisins, Julien, sest encore fourré avec une mauvaise bande. Il a cassé sa moto. Son père a failli le tuer. Cette nuit, je lui ai donné largent de notre réserve pour la réparation. Jai dit que je remboursais une dette envers son grand-père. Ce garçon est bon, juste un peu bête. Véronique ne comprendrait pas. Elle pense que les problèmes des autres ne nous concernent pas. Elle protège notre foyer. Moi je ne peux pas vivre dans une forteresse pendant que dautres maisons seffondrent. »

La réserve. Celle quils économisaient pour un nouveau réfrigérateur. Celle qui avait un jour « disparu ». Louis avait haussé les épaules, disant lavoir peut-être perdue. Et elle elle avait presque cru quil lavait dépensée en alcool. Elle lavait méprisé en silence pour cette faiblesse imaginaire.

Assise par terre, entourée de poussière et de secrets, lair lui manquait. Chaque mot criait lexistence dun homme quelle navait jamais connu.

Un homme qui dormait à ses côtés, dont la vraie vie se déroulait dans un univers parallèle, caché derrière le rideau de son silence.

Et là, triant ses affaires, elle comprit avec une clarté aveuglante : cinquante ans passés avec un parfait étranger.

Elle lut jusquà ce que les lettres se brouillent. Une heure, deux, trois. La pièce sombra dans lombre, mais elle resta assise, entourée de carnets ouverts comme des débris dune vie inconnue.

La honte lui brûlait les joues. Elle se souvint de ses reproches, de ses soupirs sur son « manque dambition ».

Des soirées où elle laccusait de se taire, sans comprendre que ce silence nétait pas vide, mais plein. Plein de pensées, dactes quil lui cachait, comme un contrebandier.

« 10 septembre. Véronique a encore parlé de la vie trépidante de Sophie. Et moi ? Travail-maison. Elle doit sennuyer avec moi. Elle est comme le feu. Moi, leau. Jai peur de mévaporer près delle. Mieux vaut me taire. Quelle croie que tout va bien. Pourvu quelle soit tranquille. »

Elle nétait pas tranquille. Elle détestait son calme. Elle prenait sa discrétion pour de lindifférence.

La porte souvrit à nouveau. Irène était là, un sac de courses à la main.

« Maman, tu es toujours là ? Je tai acheté du yaourt. »

Elle alluma la lumière, révélant Véronique échevelée, entourée de journaux.

« Mon Dieu, cest quoi ces vieilleries ? Tu veux entasser tous les déchets de la maison ?

Ce ne sont pas des déchets. Cest ton père. »

Irène prit un carnet, parcourut les pages. Ses sourcils se froncèrent.

« Des notes sur la culture des violettes ? Sérieusement ? Papa et les fleurs ? Maman, voyons. Il les détestait. Il râlait chaque fois que tu en rapportais.

Il ne râlait pas, dit Véronique doucement. Il faisait semblant. »

Elle lui lut un passage :

« 12 avril. Jai offert une violette à Véronique. Jai dit que cétait la monnaie du magasin. Jai fait trois marchés pour trouver cette variété, « Dragon Bleu ». Elle était si heureuse. Quand elle sourit, jai envie dacheter tous les marchés. Pourvu quelle ne devine pas le temps passé. Elle dirait que je perds mon temps. »

Irène haussa les épaules. « Arrête, maman. Il soccupait comme il pouvait à la retraite. Viens dîner.

Il na pas attendu la retraite. Il a écrit toute sa vie. Sur nous. Sur toi. »

Irène soupira, ce soupir qui signifiait : « Maman recommence. »

« Maman, je comprends ta peine. Mais ninvente rien. Papa était un homme simple, bien. Pas un héros secret. Il vivait, point. Pourquoi en faire plus ? »

Ces mots la frappèrent. «

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