**Journal intime 12 septembre**
« Mais enfin, quelle grand-mère je suis pour toi ? Jai à peine cinquante ans et quelques. On dirait que je suis une vieille femme ! » grogna-t-elle en posant sur la table une assiette de soupe et une corbeille de pain.
« Mamie, mets quelque chose sur la table. Je meurs de faim », lança Michel dès le seuil, accrochant sa casquette poussiéreuse au porte-manteau.
Jeanne ne put retenir un mouvement dhumeur :
« Mais quelle grand-mère ? Cinquante ans à peine ! Tu me trouves si vieille ? » Elle continuait de ronchonner tout en disposant le repas.
Michel se lava les mains et, en passant devant elle, lui donna une petite tape sur les reins.
« Et qui es-tu, alors ? Tu as une petite-fille de deux ans, donc tu es une grand-mère. Moi, je suis un papi, et jen suis fier », rit-il en avalant une cuillerée de soupe brûlante.
« Appelle-moi comme ça à la maison, mais pas en public ! Hier, chez lépicier, tu as crié : «Mamie, tes bottes sont là !» Tu te rends compte de ma gêne ? Tout le monde a ri dans mon dos. »
Michel haussa les épaules :
« Ils ne riaient pas de toi, mais du vieux Marcel qui avait lâché une pièce de deux euros en la payant avec ses dernières économies. Il gueulait comme si cétait un trésor, prêt à se mettre à genoux pour la ramasser. »
Jeanne ricana :
« Et cest pour ça que tu lui en as acheté une autre ? »
Michel, la cuillère en lair, haussa à nouveau les épaules.
« Je lai pris en pitié. »
Jeanne ne put se retenir :
« Voilà pourquoi tu ne gardes jamais un sou. Dépensier. »
Lorsque Michel eut fini et que Jeanne commença à débarrasser, elle hésita avant de dire :
« Michel il y a quelque chose. Antoine arrive et apparemment, il nest pas seul. »
Lhumeur de son mari se gâta instantanément.
« Quest-ce quil vient faire ici ? Tu te souviens de ce quil a dit ? «Partez, vous nêtes plus rien pour moi.» Il a laissé Nadège devant la mairie et il est parti. Parce quelle avait revu son ami avant le mariage, paraît-il. La pauvre pleurait, expliquant quil était juste passé prendre une cassette. Mais lui, dans son orgueil, na rien voulu entendre. Et maintenant, il ramène quelquun ? Une poupée parisienne, sans doute, à qui il fait la cour. Appelle-le, écris-lui, fais ce que tu veux, mais quil ne se montre pas devant moi ! »
Jeanne baissa la tête, coupable.
« Il est trop tard ils seront là ce soir. »
Michel claqua la porte en lançant :
« Débrouille-toi avec eux, alors. »
Jeanne le regarda partir et soupira. Toujours cette Nadège Quand Antoine avait annoncé son mariage avec elle, elle avait eu un mauvais pressentiment. Elle ne lui plaisait pas. Trop doucereuse, trop polie mais quelque chose sonnait faux. Après leur dispute, Nadège navait pas tardé à se remarier. Avec ce fameux ami. Conclusion : il ny a pas de fumée sans feu.
Jeanne mit un gâteau au four. Michel bouderait, mais il finirait par revenir. Huit ans quelle navait pas vu son fils Sa fille venait presque chaque semaine, heureusement. Mais Antoine, son aîné, lui avait tant manqué. Pourvu que cette fois, ça dure. Et surtout, quil ne se dispute plus avec son père.
Antoine arriva alors quelle ny croyait plus. Michel navait cessé de la taquiner.
« Si tu continues à guetter par la fenêtre, tu vas finir par luser », ricanait-il.
« Antoine, mon fils ! » Jeanne se jeta dans ses bras, les larmes aux yeux.
« Comme tu ressembles à ton père » Elle ne remarqua pas tout de suite la petite fille avec son sac à dos.
« Oh, et qui est-ce ? Comment tappelles-tu ? »
La fillette tendit timidement sa main.
« Je mappelle Camille. Et vous, vous êtes qui ? »
Jeanne se redressa et regarda Antoine. Oui, au fait qui était-elle pour elle ?
Antoine posa ses valises et sassit.
« Maman, je te présente Camille. La fille de mon épouse, Olivia. »
Jeanne sourit et se pencha vers lenfant.
« Appelle-moi mamie Jeanne. Tu es ma petite-fille. »
Camille regarda Antoine.
« Tonton Antoine, cest vrai ? Cette dame, cest ma grand-mère ? »
Il hocha la tête, fatigué.
« Oui. »
Camille lenlaça poliment.
« Bonjour, mamie. »
Cest alors que Michel sortit de la pièce.
« Je nai pas compris. Quel tonton Antoine ? Quelle petite-fille ? »
Antoine se leva et tendit la main.
« Bonjour, papa. Pardonne-moi pour notre dernière discussion. Jétais jeune, je ne connaissais rien à la vie. »
Michel sourit.
« Et maintenant, tu en as vu assez ? »
Antoine soupira.
« Plus que tu ne peux limaginer. »
Son père le serra dans ses bras.
« Bienvenue à la maison, mon fils. »
Et tous deux eurent les larmes aux yeux. Jeanne respira, soulagée. La paix était faite.
Plus tard, après le dîner, Antoine expliqua tout.
« Quand je suis parti, jétais en colère. Vous ne connaissiez pas toute lhistoire, et je ne voulais pas accabler Nadège. Cette nuit-là, je suis allé la voir pour lui dire bonne nuitquelle erreur. Elle était dans les bras de Vincent, derrière les buissons. Jai voulu lui régler son compte, mais Nadège men a empêché. Elle hurlait quelle laimait. Alors jai tourné les talons. »
Mais ça, cétait le passé. Arrivé à Paris, il avait retrouvé son ami Paul et avait noyé son chagrin jusquà la dernière pièce. Puis il avait dû travailler. Il était devenu vigile dans un supermarché. Cest là quil avait rencontré Olivia, la caissière. Petite, fragile. Un jour, un client lui avait crié dessus, laccusant de lui avoir mal rendu la monnaie. Elle sétait réfugiée en pleurs dans la réserve, où il buvait son café.
« Tu veux que je lui parle ? »
Elle avait souri.
« Si on fait ça à tous, le magasin fera faillite. »
Il avait insisté :
« Tu devrais ty habituer, au lieu de pleurer. »
Et elle avait répondu :
« Ce nest pas ça Le propriétaire nous expulse, ma fille et moi. Je ne sais pas où aller. »
Il avait demandé :
« Ta fille a quel âge ? »
Elle avait sorti une photo avec fierté :
« Trois ans. Pendant mes heures de travail, cest madame Louise, la voisine, qui la garde. Elle nous aurait bien hébergées, mais son fils la prend chez lui et vend lappartement. Et ma paye narrive que dans une semaine. »
Il ne lavait pas aimée tout de suite. Mais il avait eu pitié. Après leur service, il lui avait proposé de sinstaller chez lui, dans sa chambre de bonne. Elle avait dabord refusé, méfiante. Mais devant lalternative de dormir dans la rue, elle avait accepté.
Peu à peu, ils avaient formé une famille. Elle cuisinait, il soccupait de Camille. Une enfant calme, trop sérieuse pour son âge. Sans doute le caractère de son vrai père, car Olivia était dune douceur rare.







