**Journal intime 18 décembre**
Cette nuit-là, la tempête rugissait comme une bête blessée. Le vent arrachait les tuiles des toits, et les embruns salés atteignaient notre perron malgré la centaine de mètres qui nous séparaient de la côte normande.
Assise près de la cheminée avec mon mari, Théo, un pêcheur au visage buriné, jécoutais le hurlement du vent en remerciant le ciel pour notre maison solide et ce feu crépitant.
Un coup à la porte nous fit sursauter. À peine audible, comme un appel à laide étouffé par les éléments.
Personne sur le seuil. Seulement un panier dosier, enveloppé dans une couverture trempée.
À lintérieur, sous des langes en laine, dormait un bébé. Une petite bouche rose, des cheveux blonds si fins quils semblaient une brume dorée. Un mot griffonné sur un bout de papier : *« Ne nous cherchez pas. Elle est en danger. »*
Nous lavons installé près du feu. Théo ranimait les braises tandis que je berçais lenfant. Elle sentait le lait chaud et la fleur doranger, rien des embruns ou du poisson séché qui imprégnaient notre quotidien.
Dans notre chaumière silencieuse, bercée par les ronronnements du chat et le craquement des poutres, un nouveau soleil sétait levé.
Nous lavons appelée Amélie comme ces matins où la mer se pare dor au lever du jour.
Les années ont filé, rapides comme les mouettes survolant les vagues. Notre village de pêcheurs vivait au rythme des marées : les hommes partaient avant laube, les femmes raccommodaient les filets en surveillant la soupe.
Amélie a grandi, et notre maison sest remplie de rires. Son sourire éclairait tout, ses « pourquoi ? » infatigables nous faisaient redécouvrir le monde. Je lui apprenais à distinguer le thym du romarin dans notre jardin, à pétrir la pâte à pain. Théo, lui, lui montrait les constellations, à prévoir le temps daprès la couleur du couchant.
Le soir, sur le perron, il lui racontait des histoires de sirènes et de trésors engloutis. Elle lécoutait, blottie contre sa vareuse, les yeux brillants.
Jamais nous ne lui avons dit quelle nétait pas notre sang. À quoi bon ? Lamour se mesure-t-il aux gènes ?
Le jour de ses 18 ans, un ciel dun bleu parfait voilait Honfleur. Les voisins étaient venus pour le gâteau aux pommes. Théo lui avait offert une boussole ancienne : *« Pour toujours retrouver ton port, ma puce. »*
Puis une voiture noire une silhouette trop élégante pour nos ruelles sest arrêtée devant chez nous. Une femme en tailleur, aux cheveux lisses et au regard perçant, a demandé : *« Élodie ? »*
Amélie a froncé les sourcils. Jai serré son bras. *« Vous faites erreur. Elle sappelle Amélie. »*
La femme a souri. *« Je nai pas erré. Jai attendu ce jour pendant dix-huit ans. »*
Elle sappelait Claire. Bras droit de la vraie mère dAmélie Élodie de son vrai nom , PDG dun empire industriel. Une femme traquée par des rivaux impitoyables.
Pour la protéger, elle avait simulé son enlèvement. Notre village perdu était son refuge.
Claire a sorti une photo. Une femme aux yeux fatigués mais fiers nous fixait. Dans son sourire, nous avons reconnu Amélie.
Ce soir-là, un appel vidéo a retenti. Des larmes coulaient sur les joues de cette inconnue en costard. Elle nous remerciait, la voix nouée.
Amélie a posé sa main sur la nôtre, calme. *« Maman, Papa Je suis chez moi. »*
Elle avait deux familles maintenant. Lune lui avait donné la vie, lautre son enfance bercée par les marées.
Les jours suivants, notre maison sest emplie de livres sur lart, les sciences. Théo feuilletait un ouvrage sur Venise en murmurant : *« On lui a appris à naviguer. Elle va maintenant conquérir les océans. »*
Un matin, Amélie ma rejointe au jardin. *« Elle veut que je vienne la voir. Juste une visite. »*
Jai retenu mes larmes. *« Cest ta décision, ma chérie. »*
*« Jai peur, »* a-t-elle avoué. *« Et si je my perds ? Si joublie lodeur de notre pain chaud ? »*
Je lai serrée contre moi. *« Tu es toi. Peu importe où tu iras. »*
Mais lombre de la menace a grandi. Des inconnus rôdaient près du port. Claire est devenue un soldat : volets clos, sorties interdites.
Un soir, Amélie a pris sa décision. *« Je pars. Rester, cest vous mettre en danger. »*
Elle nétait plus notre petite fille, mais une jeune femme, les yeux aussi déterminés que ceux de sa mère sur lécran.
Ils sont partis de nuit, avec le bateau de Théo. Un moteur étranger a rompu le silence. Une course-poursuite entre les récifs. Amélie, debout près du gouvernail, criait : *« Là-bas, Papa ! Les filets abandonnés ! »*
Elle avait tout retenu : les courants, les étoiles. Leur barque a glissé dans un piège de vieilles cordes, semant leurs poursuivants.
Au petit jour, lappel est venu : *« Cest fini. Reviens, Élodie. »*
Un an plus tard, une voiture noire a de nouveau franchi notre porte. Deux femmes en sont descendues. Lune, élégante, aux yeux soulagés. Lautre notre Amélie.
Elle sentait toujours la mer, mais aussi le parfum de Paris. Elle étudiait maintenant le droit international et locéanographie. *« Jai deux maisons, Maman. Et je les aime toutes les deux. »*
En partant, elle a sorti la boussole. *« Elle me ramènera toujours ici. »*
Notre fille avait uni deux mondes. Et désormais, sa lumière brillait bien au-delà de notre petit port.







