La Pomme de la Discorde

On se souvient encore, comme si cétait hier, de lhistoire dÉglantine et de son mari Léon, qui sest déroulée dans les années passées, entre les ruelles de Lyon et les couloirs de lhôpital SaintAntoine.

Léon navait jamais franchi le seuil de la maternité pour lui rendre visite, pas même un simple appel. Cest la mère dÉglantine, discrète comme une ombre, qui la conduite hors de lhôpital, sans cérémonie, sans éclat.

Églantine, déjà préparée à ce tableau, ressentit malgré tout une amertume sourde, non pas pour elle, mais pour le petit garçon quelle portait, ce bébé tant attendu et tant désiré, qui se heurtait à un monde qui ne laccueillait pas avec douceur. Elle espérait, jusquau dernier instant, que le regard de son époux se poserait sur lenfant, que son âme frémirait, que le fil du sang se révélerait, que le petit serait le prolongement de luimême Mais Léon refusa de le voir.

Ils vécurent douze années ensemble, on pourrait dire heureux, âme à âme. Elle en était persuadée. La différence dâge, quinze ans, ne fut jamais un obstacle. Églantine rencontra Léon au service de la planification économique, dès la sortie de luniversité. Lui, veuf dun mariage raté et sans progéniture, lentoura dattention, de soins, la courtisa avec élégance, et ils se marièrent leur. Elle ne cessait de sémerveiller de sa chance : un mari intelligent, ménager, bon, beau et juste.

Cependant, le trait qui ternissait le plus son existence fut son sens aigu de la justice, qui, au fond delle, ressemblait davantage à celui dun querelleur. Il était trop tard pour le réformer. Léon ne restait jamais longtemps au même poste ; il se heurtait aux supérieurs, pouvait insulter quiconque, quel que soit le rang, ou refuser des exigences quil jugeait excessives. Il errait dun emploi à lautre, parfois sans travail pendant des semaines, tandis quÉglantine, stable, gravissait les échelons pour devenir adjointe du chef de service, gagnant suffisamment en euros pour subvenir à leurs besoins.

Églantine désirait ardemment un enfant, mais la fertilité leur refusait ses faveurs. Après de multiples visites chez les médecins, ils restèrent sans progéniture, malgré leur bonne santé. Elle sombra dans le découragement, jusquau jour où, enfin, le miracle se produisit. Elle irradiait de bonheur en annonçant la nouvelle à Léonier. Sa réaction la foudroya.

Dune voix chargée de haine, il déclara quil ne voulait plus de cet enfant, quà cinquante ans il ne souhaitait pas redevenir « papa jeune » et faire rire les gens, quon ne devait pas lui coller ce fardeau sur le cou. « Je veux une vieillesse paisible. Et puis, à quoi allonsnous servir? Tu comprends que tu condamnes la famille à la misère? Je ne perçois pas assez pour vous assurer le nécessaire. Courir après des jobs dappoint nest plus mon âge », ajoutatil.

Léon posa alors le choix devant Églantine : si elle gardait lenfant, il la laisserait sans délai, voire lexpulserait, la maison étant à lui. Églantine fut anéantie. Après tant dannées à ses côtés, entendre de telles paroles fut un choc. Elle avait déjà remarqué son aversion pour les enfants, mais jamais il navait réagi ainsi à la naissance de son propre fils. Ce fut pour elle une surprise totale et leffondrement de la vie conjugale.

Elle tenta encore datteindre, de percer son inconscience, en vain. Les remarques constantes sur la « bêtise de vieille femme », son malin plaisir à la voir mal en point, le blâmait : « Cest ce que tu mérites, cest de ta faute! »

Sa mère, veuve, vivait seule, et Églantine sinstalla chez elle. Léon disparut de sa vie comme sil navait jamais existé, ne téléphonant plus, ne revenant pas. À la veille de la naissance, on lui remit une assignation : son mari avait engagé la procédure de divorce. Le jugement fut ajourné, mais la séparation était inévitable.

Églantine ne regretta jamais davoir désobéi à son mari et davoir donné naissance à son fils. Léon voulait une vieillesse tranquille, quil lobtienne ; elle, encore jeune, pouvait élever son garçon.

Ainsi se conclut cette histoire où lenfant devint la pomme de discorde. On dit souvent que les enfants renforcent le lien conjugal, mais il arrive, comme ici, que le contraire se produise.

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La Pomme de la Discorde
La jeune femme Lioubov Proskourina était hospitalisée.