MariePauline a quitté Pierre après quarante ans de mariage, et pas sans faire de tout le tintamarre : elle la accusé davoir gâché toute sa vie. Pierre, de son côté, lui a rétorqué que cétait elle qui lavait tout foutu en lamenant à une vieillesse solitaire et douloureuse. Qui a raison? Moi, je ne sais pas encore à qui donner mon chapeau.
Tout a commencé quand Manon et Pierre se sont rencontrés, se sont plu, et ont sauté le pas. Pierre était considéré comme le futur mari bien nanti : son père lui a cédé une parcelle de terre dans le Cotentin, où il a entrepris de faire ériger une maison. Manon, habituée à la vie en appartement avec ses parents à Paris, nimaginait pas vivre à la campagne. Elle a tenté de le convaincre, mais Pierre na pas voulu entendre raison : « Comment échanger 20 ares de terre et 150m² de maison contre un petit studio au huitième étage? »
Pendant que la maison se construisait, le jeune couple a logé chez les parents de Pierre. Manon a donné naissance à trois garçons. Après les fêtes de crémaillère, elle na pas trouvé de travail, sest retrouvée à jardiner sur des platesbandes quelle détestait et à soccuper des gamins, tandis que la carrière de Pierre décollait. Leur famille était lobjet de jalousies : « Que de propreté, que dordre, que de plats qui débattent sur la table! » personne ne soupçonnait le temps et lénergie que la maison engloutissait, ni les deux gros chiens qui aboyaient à chaque coin de rue.
Ce nest pas le boulot qui accablait Manon, mais les loisirs imposés : pêche, chasse, randonnées Pierre voulait que sa femme laccompagne partout. Elle sennuyait, traînait avec ses copains, et, jour après jour, jouait la « femme idéale » aux yeux de leurs invités, qui louaient laspic maison et le « Napoléon » qui fondait en bouche. Pierre adorait cette vie, mais, année après année, Manon sentait quelle suivait le scénario dun autre, celui quon lui avait collé sur le dos.
Il fallait changer de décor, mais pas tout de suite. Laisser les fils finir le lycée, entrer à luniversité, se marier, peutêtre alors qui soccupera des petitsenfants? La mère de Manon était décédée, lui laissant un petit appartement à Lyon. À cinquante ans, MariePauline rêvait de sy installer confortablement. Pierre, lui, a mis des locataires dans le logement, encaissé les loyers et les a transformés en cadeaux pour ses amis, en dîners fastueux, tandis que Manon, les yeux embués, comptait les quelques dizaines de milliers deuros quil dépensait chaque année et simaginait senvoler quelques semaines en Italie ou en Espagne. Elle a partagé cette rêverie avec Pierre ; il a éclaté de rire. «Abandonne tes idées bourgeoises!» atil lancé. «Tout le monde vit comme ça,» sest dit Manon, a supporté, a gardé le silence.
Un jour, en revenant dun cimetière, elle a croisé à larrêt de bus son ancien camarade de classe, Nicolas. Veuf, il vit seul dans un grand appartement, se contente dun bagel et dun petit verre de kéfir. «Je peux venir vivre avec toi?» a demandé Manon. «Vasy si tu veux,» a répondu Nicolas, dun ton détaché. La soixantaine de MariePauline a alors ressenti la légèreté de la fille qui séchappe dun père tyrannique. Libre, légère, aérienne comme jamais. Le premier mois, elle na rien cuisiné, ni lavé, ni rangé: elle sest allongée devant la télé, se nourrissant de pâtisseries que Nicolas lui apportait. Puis, naturellement, ses mains ont retrouvé la cuisinière et le chiffon, mais avec joie, loin de la routine dautrefois.
Le soir, ils se promenaient main dans la main, et tout le monde croyait quils formaient un couple depuis quarante ans. Les enfants suppliaient Manon de revenir, Pierre promettait dengager une cuisinière et un jardinier. Mais Manon tenait bon. En vérité, elle aurait dû tenir bon il y a quarante ans. Mais comme le poète le disait, chacun vit pour la première fois sur cette terre, et nul ne sait vraiment comment on doit vivre.







