**Journal de Pierre 14 octobre**
« Ton bonus tombe à pic, ta sœur doit payer six mois de loyer en avance », ordonna maman en remuant la soupe à loignon sur la cuisinière.
Je me suis arrêté sur le seuil de la cuisine, les mots coincés dans ma gorge. Mon portable était encore tiède contre ma paume, après le message de mon patron confirmant la prime. Trois messages vocaux de Lucas, mon meilleur ami, avec qui javais presque réservé nos billets pour deux semaines en Grèce.
« Quoi ? » ai-je réussi à articuler.
Maman na même pas levé les yeux de sa casserole. Un rire a fusé du salon où ma sœur cadette, Élodie, regardait une émission de téléréalité.
« Tu as entendu. Élodie et ce garçon comment déjà » Maman a froncé les sourcils, cherchant le nom. « Théo veut louer un appartement. Le propriétaire exige six mois de loyer davance. Et où veux-tu quelle trouve une telle somme ? Ton bonus arrive juste à temps. »
Ce nétait pas une question, mais un constat. Comme toujours chez nous.
Jai retiré mon manteau et lai suspendu méticuleusement dans lentrée. Des gestes lents, calculés, pour contenir la tension. Vingt-huit ans à maîtriser mes émotions devant elle.
« Maman, javais prévu dutiliser cet argent, ai-je commencé prudemment. Lucas et moi, on avait »
« Encore ton Lucas, a-t-elle coupé en vérifiant les madeleines dans le four. Il te traîne toujours quelque part. Bientôt trente ans et tu cours encore les plages avec tes amis. Pense plutôt à fonder une famille. »
Élodie est entrée dans la cuisine, une copie plus jeune de maman, avec ses boucles blondes et son sourire désinvolte. Elle a attrapé un yaourt dans le frigo et sest adossée au chambranle, me regardant avec un sourire en coin.
« Pierrot, pourquoi cette tête ? Tu as eu ta prime, non ? Cest super, a-t-elle dit en avalant une cuillérée. Théo a trouvé un super appart hier. Deux pièces, vue sur cour, et la propriétaire est sympa. Seulement, elle veut six mois davance ou rien. »
Je lai dévisagée. Contrairement à moi, les cheveux noirs toujours tirés en arrière et les yeux cernés, Élodie rayonnait. Les boucles parfaites, le regard insouciant. La princesse de maman, comme disait papa avant de partir avec sa collègue comptable il y a trois ans.
« Élodie, pourquoi Théo ne paie-t-il pas lui-même ? Il a vingt-six ans. Ses parents pourraient laider. »
Elle a roulé des yeux.
« Ils ont des soucis en ce moment. Des difficultés passagères. Et puis, il me remboursera. On est un couple, on sentraide. »
« Justement. Sentraider, ai-je insisté. Pas demander à ton frère de sacrifier ses économies. »
« Allons, Pierrot, a-t-elle répondu en posant une main sur mon épaule. Tu auras bien le temps daller à la mer. Nous, on a vraiment besoin de cet appart maintenant. Tu comprends, hein ? Théo et moi, on veut vivre ensemble, voir si ça marche. »
Maman a grogné sans quitter ses casseroles.
« Ils verront, oui Vous feriez mieux de vous marier comme il faut. »
« Maman, tout le monde vit comme ça maintenant, a soupiré Élodie. Pas vrai, Pierre ? »
Je suis resté silencieux. Quatre ans dans une entreprise internationale, un poste de responsable, des journées de six heures à vingt et une heures. Mon dernier vrai congé remontait à deux ans.
Élodie, elle, avait enchaîné les petits boulots après ses études, jamais plus de trois mois par-ci, par-là. En ce moment, elle « se cherchait », suivant en parallèle une formation en manucure en ligne. Théo aussi « se cherchait », tantôt entrepreneur, tantôt trader ou graphiste.
« Pierre, la voix de maman sest durcie. Ne sois pas égoïste. Ta sœur a besoin de toi. Cest la famille, tu comprends ? La famille. »
Quelque chose sest brisé en moi. Égoïste ? Moi, qui donnais la moitié de mon salaire chaque mois, tandis quÉlodie claquait ses sous en robes et sorties avec Théo ?
« Je partais en vacances, maman, ai-je murmuré. Deux semaines. Jéconomise depuis un an. »
« Des vacances ! a-t-elle lancé en levant les bras. Quand ta sœur construit sa vie ? Tu ne penses quà toi. Comme dhabitude. »
Élodie sest approchée, son regard suppliant.
« Pierrot, sil te plaît. Je te rembourserai. Plus tard. Quand je trouverai un vrai travail. »
« Et quand ça sera, ce «plus tard» ? ai-je éclaté. Tu dis ça depuis trois ans. »
« Tout le monde nest pas obsédé par sa carrière comme toi, a rétorqué maman en tapant sur une casserole. Élodie doit fonder un foyer. Avoir des enfants. »
« Et moi, je nai pas le droit ? »
Maman ma regardé avec un mélange de pitié et dagacement.
« Avec ton travail ? Toujours fatigué, toujours occupé. Les femmes comme toi, ça ne plaît pas aux hommes. Élodie, elle, est douce. Une vraie femme dintérieur. »
Jai serré les lèvres. Pendant ce temps, Élodie a attrapé mon portable et a parcouru les photos des hôtels grecs comme si cétait le sien.
« Waouh, un cinq étoiles ?! a-t-elle sifflé. Cher, ça. Mais tu sais, tu pourrais prendre un trois étoiles. Ou même la Côte dAzur. Il y a la mer aussi. »
Je lui ai repris mon téléphone.
« Je voulais un bel hôtel. Une fois tous les deux ans, je peux me le permettre. »
« Bien sûr, a approuvé maman. Mais là, il faut aider ta sœur. Tu te reposeras plus tard. »
Plus tard. Ce « plus tard » éternel.
« Élodie, pourquoi ne pas trouver un appart avec paiement mensuel ? »
« Cest plus cher ! sest-elle exclamée. Mais celui-ci est près du métro. Et la propriétaire accepte le chien de Théo. Tu sais comme il tient à son Max. »
Max. Un caniche que Théo promenait trois fois par jour sa seule activité régulière.
« Il faut combien ? » ai-je demandé, sachant déjà que javais perdu.
Élodie a souri, victorieuse.
« Cinq mille euros. Mais cest pour six mois ! Imagine ? Moins de neuf cents par mois. Une affaire. »
Jai gelé. Cinq mille. Presque tout mon bonus.
« Élodie, je »
« Pierre, maman ma fait face. Tu ne vas pas refuser à ta sœur. Je ne tai pas élevé comme ça. »
À ce moment, la sonnette a retenti. Élodie a bondi.
« Cest Théo ! Je lui ai dit de venir dîner. Maman, mets le couvert. Pierre, tu manges avec nous ? »
Jai secoué la tête.
« Non, je Je vais dans ma chambre. Je suis fatigué. »
Assis sur mon lit, jai fixé le mur, vide. Cinq nouveaux messages de Lucas.
« Alors ? Prime reçue ? On achète les maillots demain ? »
« Pierrot, tu es vivant ? »
« Jai trouvé un autre hôtel, mais faut réserver aujourdhui. »
« Hey ? »
« Pourquoi tu réponds pas ? Tout va bien ? »
Les rires de la cuisine ceux dÉlod







