«Maman, tu as soixante ans. Lui non plus nest pas plus jeune. Et vous continuez à vous promener main dans la main dans la ville?» je suis tombée amoureuse pour la première fois à soixante ans
Je ne me suis jamais considérée comme une romantique. Durant la majeure partie de ma vie, jai gardé les pieds sur terre: factures, travail, courses, repas, école, médecins. Un mari? Jen ai eu un. Nous avons partagé vingtsept années. Ce qui nous liait, cétait les obligations, le prêt hypothécaire et les soirées tranquilles. Lamour nétait quune idée lointaine, sans temps ni place. Cétait censé rester ainsi.
Après le divorce, jétais persuadée que tout était derrière moi. Les enfants étaient adultes, les petitsenfants grandissaient, moi paisible, un peu fatiguée, mais résignée à ce que certaines choses ne se produisent jamais. Javais un petit jardin, deux chats, des livres préférés et des conversations fraternelles au téléphone. Et cela devait suffire.
Puis jai rencontré Bernard.
Pas au cinéma, pas lors dune promenade, pas par lintermédiaire damis. Cest dans un garage de la banlieue parisienne que nos chemins se sont croisés. Jétais arrivée avec une ampoule grillée. Nous étions assis côte à côte sur des chaises en plastique, attendant nos voitures. Il a lancé la conversation: le temps, les embouteillages, le thé du distributeur qui a le goût dune eau tiède. Et, dune façon surprenante, le dialogue a coulé naturellement, avec humanité.
Il ma proposé un café. Jai dabord souri, puis jai voulu décliner. «Que diront les gens?», «Tu es trop vieille pour des aventures», «Tu as des petitsenfants, pas des rendezvous» ces voix résonnaient dans ma tête. Mais je lai regardé dans les yeux et jai dit:
Pourquoi pas?
Ce café sest transformé en dîner, puis en balades communes. Puis les dimanches à deux, les escapades hors de la ville, la cuisine partagée. Et, peu à peu, nos mains se sont frôlées. Je me sentais légère, sereine. Aucun grand discours, seulement une proximité ordinaire, inconnue jusqualors, indéfinissable mais inoubliable.
Après quelques mois, jai décidé den parler à ma fille.
Nous étions dans la cuisine, une tasse de café à la main.
Avec qui discutestu si souvent ces derniers temps? Tu souris tout le temps.
Jai alors raconté. Bernard, nos rencontres, le bienêtre que je ressentais, la sincérité de notre lien.
Ma fille est restée silencieuse, longtemps. Enfin elle a murmuré:
Je ne sais pas quoi en penser. Cest bizarre.
Je lai surprise:
Pourquoi?
Elle a haussé les épaules.
Maman, tu as soixante ans. Lui non plus nest pas plus jeune. Et vous vous promenez main dans la main dans la ville? Les gens rient. Mes collègues me demandent: «Estce que cest ta mère avec ce monsieur du fleuriste?» Je me sens embarrassée.
Le mot «embarrassée» sest planté en moi comme une aiguille froide. Je nai rien dit de plus. Je ne voulais pas de dispute, mais je nai pas pu lavaler longtemps.
Ce nétait pas que mon partenaire ne lui plaisait pas. Cétait que, en tant que mère, je ne correspondais plus à limage quelle sétait faite de moi: calme, stable, discrète. Et, pour la première fois, jétais simplement heureuse.
Je me suis retirée. Jai cessé de parler de Bernard, faisant comme si rien narrivait. Mais chaque fois que je rentrais après nos promenades, mon cœur se serrait. Devaisje vraiment avoir honte que quelquun me regarde avec tendresse?
Un jour Bernard ma demandé:
Que se passetil? Tu téloignes.
Je suis restée muette, puis jai finalement répondu:
Ma fille elle a honte de moi.
Il ma regardée avec chaleur.
Cest elle qui a le problème, pas toi. Tu vis enfin.
Ces mots ont tout dissipé.
Jai alors vu mon reflet non à travers les attentes dautrui, ni le filtre du jugement de ma fille, mais simplement comme celle dune femme qui a osé ressentir quelque chose de vrai.
Ce même soir, je suis restée longtemps sur mon balcon, tasse de tisane à la main, observant les immeubles illuminés. Dans mon appartement, la lumière était tamisée, une petite lampe de cuisine diffusait une lueur douce. Le chat, Pépito, dormait en boule sur le fauteuil. Le silence nétait plus lourd, il était paisible.
Jai compris que toute ma vie jattendais la permission. Quon me dise: «Tu peux être heureuse». Et quand le bonheur est arrivé, au lieu de le savourer, jai commencé à me justifier. Personne ne demande à une femme de trente ans si elle a le droit daimer. Alors pourquoi, nous, les femmes plus âgées, devonsnous en rendre compte?
Avec Bernard, nous passions le temps comme nous le voulions: nous allions aux marchés aux puces, préparions des crêpes à la confiture, lisions des livres à voix haute le soir. Quand il me racontait sa jeunesse, sa femme décédée des années plus tôt, je sentais que je nécoutais pas seulement une histoire, mais que je faisais partie dun nouveau chapitre, sans étiquette.
Et ainsi nous nous tenions la main. Nous nous embrassâmes à larrêt du bus. Nous rîmes à gorge déployée dans un café, indifférents aux regards.
Quand ma fille a de nouveau écrit: «Peuton se voir seules, sans Bernard?», jai répondu:
Bernard fait partie de ma vie. Si tu veux me rendre visite, rencontrele aussi.
Elle est restée silencieuse plusieurs jours, puis est venue avec ma petitefille. Bernard a proposé du thé au gingembre, a raconté une anecdote amusante sur son chien de jeunesse. La petite fille a éclaté de rire. Ma fille, elle, observait, attentive, un peu raide, mais sans colère.
En partant, elle a murmuré:
Je ne savais pas quil pouvait être si chaleureux. Peutêtre je devais simplement my habituer.
Je nattendais pas dexcuses. Une seule phrase a suffi. Suffisait que ma fille ne me regarde plus comme si javais commis une faute.
Aujourdhui, nous vivons tranquillement. Pas pour le spectacle, pas pour lapprobation, mais simplement pour nous. Ma fille a accepté mon choix. Nous nen parlons plus souvent, mais le sujet nest plus évité. Et moi, je ne mexcuse plus dêtre heureuse.
Si je devais parler aux femmes de mon âge qui hésitent, qui ont peur, je dirais:
Personne na besoin de demander la permission pour aimer.
Lamour na pas de date dexpiration, ni dâge. Il nexige que le courage de souvrir, même si cela implique de se battre un peu, même si lon entend dire: «Ce nest plus convenable.»
Car le véritable bonheur réside à se sentir en sécurité avec quelquun, à rentrer chez soi le sourire aux lèvres, à sentir son cœur battre à nouveau comme autrefois. Cest cela, la vraie leçon de la vie.
