Javais déjà entendu parler de belles-mères qui coupaient les ponts avec leurs brus, mais cétait la première fois que je voyais une mère renier son propre fils. Mon mari, Étienne, eut ce privilège. Sa mère, Madame Geneviève, était furieuse :
Je nai pas besoin dun fils qui me regarde être humiliée sans rien dire.
Pourtant, personne ne lavait humiliée.
Lorsque jai rencontré Étienne, il a mis long avant de me présenter à sa mère. Cela ne ma pas peinée, car jai toujours eu du mal à aborder de nouvelles personnes : je perds mes moyens, je deviens écarlate, je transpire, je bégaie Cest langoisse de vouloir que tout soit parfait et, bien sûr, ça ne fait quempirer les choses ! Ensuite, tout finit par sarranger, mais au début, jétais plutôt submergée.
Mais le jour où il ma demandé en mariage, je ne pouvais plus repousser léchéance. Dès notre première rencontre, Geneviève ma quasi prise sous son aile nous avons découpé du saucisson et du fromage, lavé les fruits, essuyé la vaisselle, des tâches toutes simples finalement Mais jétais mal à laise, timide, et ma belle-mère, elle, avait une voix forte et le goût du commandement. Mes mains tremblaient, je coupais les tranches de travers, jai failli renverser ma tasse ; bref, jétais stressée demblée.
Geneviève comprit vite que je naimais pas la confrontation, mimagina sans caractère et entreprit de menseigner la vie. Cela devint lun des fils rouges de cette soirée mémorable et des années familiales qui suivirent.
Mais elle se trompait sur mon compte. Au début, face aux inconnus, je suis maladroite, mais une fois apprivoisée, tout redevient normal. Je ne voulais simplement pas mopposer tout de suite à la mère dÉtienne.
Durant nos premières années de mariage, elle ne venait que tous les quinze jours. À lépoque, elle travaillait encore, le temps lui manquait. Mais lors de ses visites éclairs, elle inspectait la maison : regardait ce que je cuisinais, ce que nous mangions, traquait la poussière et les traces sur les vitres. Dieu merci, elle nouvrait pas les placards, mais je ne ly aurais dailleurs pas autorisée.
Je naimais pas cette attitude, mais, suivant les précieux conseils de ma mère, je laissais couler. Toutes les deux ou trois semaines, cétait tenable Pas de vrai désagrément donc ; cela alimentait ses discussions et elle repartait satisfaite de sa vie. La paix régnait.
Tout a basculé à la naissance du bébé, lorsquelle est partie à la retraite. Hélas, ces deux événements coïncidèrent. À partir de là, Geneviève venait chaque jour. Et naturellement, il nétait pas question quelle me seconde pour le nourrisson. Non, il lui fallait méduquer
Un mois de visites quotidiennes. Sans relâche, elle me reprochait de négliger la maison tout en lavant chaque jour les sols pour que le bébé grandisse dans la propreté , me critiquait sur ma manière de nourrir, de porter, de langer notre enfant. Mon réfrigérateur vidé, mon mari qui avait faim en rentrant Elle trouvait tout à redire.
Pour autant, jamais elle ne mettait la main à la pâte, hors de question de cuisiner ou nettoyer pour son fils, elle restait assise à donner des ordres. Mais le jour où elle osa affirmer que jétais une mauvaise mère parce que la couche risquait de déformer ses petites jambes, je nai plus supporté. Jai répondu que, chez moi, je décidais seule de lalimentation et de lhygiène de mon mari et de mon fils, et que si elle se permettait à nouveau de minsulter de mauvaise mère, elle ne verrait plus son petit-fils quau tribunal.
Étienne assista à la scène et, après des mois à vouloir lui parler sans oser, il me soutint pleinement. Il mavait promis, si la coupe débordait, de me laisser prendre la décision. Le moment était venu.
Tu ne vas rien lui dire ? sétrangla-t-elle.
Que veux-tu que je dise ? Elle a raison, répondit mon mari en mentourant dun bras protecteur.
Geneviève retint son souffle puis, suffoquant, balbutia quelle navait pas besoin dun fils qui tolérait son humiliation. Elle ferma soudainement son manteau et senfuit de lappartement.
Quatorze jours, et pas la moindre nouvelle, pas un appel. Hier encore, cétait son anniversaire. Au matin, Étienne voulut la joindre pour lui souhaiter, mais elle ne décrocha pas. Elle envoya simplement un message disant quelle nattendait rien de nous, pas même des vœux.
Maman trouve que jai été trop loin avec lhistoire de tribunal, mais avec Étienne, nous pensons avoir agi selon nos valeurs. Je ne vois pas de raison de présenter mes excuses, pour quelque chose qui, honnêtement, simposait.
