Chacun a droit au pardon
En ouvrant les yeux, Édith aperçut les rayons du soleil filtrant à travers les rideaux, inondant la chambre de lumière.
Il faudrait que je change ces rideaux, pensait-elle en observant son mari endormi à ses côtés. Lété arrive, la lumière est si vive… Mais jadore cette saison. Elle regarda tendrement Luc, son époux. Rien ne le réveille, pas même le soleil pensa-t-elle avec affection.
Édith se leva, se dirigea vers la cuisine, puis sattela à ses ablutions et au petit-déjeuner. Jadis, la cuisine bourdonnait de rires lors du matin ; ses deux fils, Bruno et Jules, samusaient à table, tandis que Luc jetait sur eux des regards faussement sévères, mais toujours emplis de tendresse.
Les garçons avaient grandi. Ils avaient poursuivi leurs études, se sont mariés, et vivaient désormais avec leurs familles, chacun dans une ville différente. Bruno habitait à Dijon avec son épouse et leur fille, tandis que Jules résidait près de Lyon avec sa femme et leurs jumeaux. Ils travaillaient tous deux, venaient souvent rendre visite aux parents à la campagne ; tout allait bien pour eux.
Aujourdhui, Édith avait décidé de se rendre à Dijon pour voir sa famille, retrouver sa petite-fille Adèle, qui lui manquait tant. Luc devait la conduire en voiture. Elle préparait le petit-déjeuner quand elle vit son mari arriver, encore ensommeillé, dans lembrasure de la porte.
Ah, tu es réveillé, je mapprêtais à tappeler, dit-elle en souriant.
Je suis debout depuis un moment, mais je profitais encore du lit. Lodeur des crêpes ma donné lenvie de me lever, plaisanta-t-il.
Va te débarbouiller et viens vite, nous avons promis daller chez Bruno acquiesça Luc.
Édith travaillait au bureau de poste du village depuis de nombreuses années, livrant lettres et pensions aux habitants, tandis que Luc réparait les machines agricoles. Après leur repas, ils commencèrent à préparer la visite chez leurs enfants. Édith envoya Luc à la cave chercher des conserves.
Prends deux bocaux de cornichons, deux de tomates, deux de salade et quelques pots de confiture, de framboise et de cerise ! lui lança-t-elle pendant quil descendait les marches.
Ils chargèrent leur vieille Citroën de pommes de terre, de conserves, et quittèrent leur cour.
Regarde la beauté de la campagne en été, Luc, sexclama-t-elle, cest le début de juin et tout est si verdoyant.
Oui, cest merveilleux davoir un jour de repos, répondit-il en souriant.
À Dijon, après des retrouvailles animées et joyeuses avec sa petite-fille, Édith partagea le repas soigneusement dressé par sa belle-fille Lise. Ils bavardèrent longuement, puis il fut temps de songer au retour.
Mamie, tu pars trop tôt ! gémit Adèle, qui voulait encore jouer avec sa grand-mère.
Ma chérie, nous devons encore passer au marché avant qu’il ferme. Mais viens chez nous ce week-end avec tes parents, tu pourras courir dans le jardin, te baigner à la rivière avec papy Luc, proposa-t-elle en souriant. Ravie, Adèle accepta.
Le marché battait encore son plein. Édith voulut sy promener et acheter un nouveau peignoir, quelques sous-vêtements, et des chaussettes pour Luc.
Édith, je file à la quincaillerie voir les outils. Retrouvons-nous à la voiture. Je ne suis pas amateur de tes emplettes, plaisanta-t-il.
Édith fit ses achats, puis, en regagnant la voiture, elle remarqua près de deux stands un vieil accordéoniste à la chevelure grise, vêtu dhabits miteux. Sa casquette usée, remplie de pièces, traînait devant lui.
Aidez-moi, bonnes gens, répétait-il dune voix rauque, en sinclinant.
Mon Dieu, serait-ce Séraphin? pensa Édith, bouleversée. Oui, cétait bien lui, cet homme épuisé par la vie. Elle glissa rapidement quelques euros dans sa casquette et s’éloigna sans un mot.
Édith ne ressentait ni joie malicieuse, ni véritable peine pour lui. Luc arriva, inquiet en voyant son épouse.
Édith, que se passe-t-il ?
Rien, juste un mal de tête
Repose-toi en rentrant à la maison, proposa Luc avec une sollicitude familière.
De retour, Édith sallongea sur le canapé mais ne parvint pas à trouver le sommeil. Les souvenirs longtemps endormis en elle se réveillèrent brusquement. Elle se revoyait à dix-huit ans.
À cette époque, elle vivait à la campagne avec ses parents. Après le lycée, elle avait dabord travaillé dans un élevage de volailles, puis était entrée à la poste cinq ans plus tard. À dix-huit ans, Édith était tombée amoureuse de Séraphin, un jeune tracteuriste et accordéoniste, déjà revenu du service militaire. Séraphin était séduisant, très convoité par les filles du bourg, mais sa réputation de fêtard le précédait.
Édith avait beau vouloir détourner les yeux, elle ne pouvait sempêcher de le regarder, guettant chacun de ses mots et de ses gestes. Elle aurait tout donné pour être près de lui. Mais Séraphin ne faisait pas attention à elle ; il jouait sur scène au bal, entouré de jeunes filles, plaisantait, était souvent un peu éméché. Édith ne voyait en lui aucun défaut, rêvait de devenir sa femme.
Un autre garçon, Luc, discret et sans beauté particulière, était secrètement amoureux delle depuis leur enfance. Elle ne le remarquait pas, tandis quil soupirait en la voyant regarder Séraphin avec adoration.
Pourquoi tentêter avec ce Séraphin ? lui disait son amie Mireille, qui ne supportait pas le jeune homme. Regarde Luc, il taime, lui ! Prends celui qui te chérit…
Mais Édith nen démordait pas, seule Séraphin occupait son cœur. Un soir, enfin, Séraphin lui accorda de lattention. Pendant une soirée dansante, il lobserva longuement, puis lui dit familièrement :
Ce soir, Édith, je te raccompagne.
Malgré lalcool quelle devinait chez lui, elle accepta, heureuse. Ils se promenèrent, passèrent la nuit ensemble. Séraphin lui souffla, fiévreux :
Cest toi que je veux, je ne te quitterai jamais.
Elle le crut, ravie.
Le lendemain, surexcitée, Édith retourna au bal, impatiente de revoir son accordéoniste. Elle sapprocha ; Séraphin la regarda, surpris, puis se détourna. Il lâcha alors, laconique :
Édith, hier jétais trop bourré, oublie tout ça, laisse tomber
Ces mots bouleversèrent Édith. Elle tenta alors, blessée :
Mais tu mas promis, je taime
Je nai rien promis, dégage, lui répondit-il durement, avant de retourner à sa musique.
Son univers seffondra. Dès lors, Séraphin lévita, et Édith ne remit plus les pieds au bal. Maison, travail. Bientôt, elle comprit quelle attendait un enfant. À ce moment-là, son père mourut soudainement. Après les funérailles, elle et sa mère tentèrent de surmonter la peine, mais la grossesse dÉdith ajoutait à la difficulté. Elle ne savait que faire, car à cette époque, une naissance hors mariage était une honte.
Elle croisa Séraphin, lui annonça sa grossesse. Il se contenta de ricaner :
Tu veux me piéger? Ce gosse nest pas de moi. Oublie-moi.
Édith se confia alors à sa mère. Celle-ci, bouleversée mais résolue, lui dit quelle laiderait à élever lenfant. Un jour, Édith et Mireille, rentrant des courses, croisèrent Séraphin bras dessus bras dessous avec une citadine, Véra, venue chez sa tante à Dijon.
Tu vois, ils vont se marier et partir en ville, chuchota Mireille.
Édith en souffrait terriblement, peinait à marcher, puis rentra seffondrer en larmes dans la cour. Mireille et Luc vinrent la réconforter, essayer de lui redonner le sourire.
Lorsque la grossesse devint visible, Luc vint la voir, plus sérieux :
Édith, je sais que tu ne maimes pas, mais permets-moi au moins doffrir un père à ton enfant. Je serai toujours là, je vous aimerai, toi et ton enfant. Je peux aimer pour deux, mais si tu ne peux maimer, jaccepterai. Mais ne reste pas silencieuse, Édith…
Je ne sais pas, Luc Je ne sais pas si je pourrais taimer
Peu à peu, Édith accepta la proposition de Luc. Au printemps, elle donna naissance à Bruno. Mireille devint sa marraine ; Luc, fidèle à sa promesse, fut un père dévoué. Ils vécurent dans la maison de Luc, il laidait, la chérissait. Édith demeurait quelque temps distante, encore marquée. Mais elle ne pensait plus à Séraphin, sappliquant à loublier, sans encore réussir à aimer Luc pleinement.
Jamais Luc ne lui reprocha rien, jamais il ne se plaignit. Il attendait patiemment, se réjouissait chaque jour. Rapidement, Bruno appela spontanément Luc papa, ce qui le combla démotion. Le cœur dÉdith se réchauffait peu à peu, en les regardant tous deux. Bientôt, elle comprit quelle attendait un second enfant.
Luc, annonça-t-elle un jour, nous aurons un bébé !
Édith, quelle joie ! sexclama-t-il.
À la naissance du petit Jules, Luc ne quittait plus son fils des bras, et cest alors quÉdith réalisa à quel point Luc était cher à son cœur.
Luc est le meilleur époux et père, assurait-elle à Mireille, qui se réjouissait de voir Édith enfin apprécier la bonté de son mari. Je veux être une bonne épouse, je suis si reconnaissante de sa patience.
Édith, dit un soir Luc en rentrant du travail, je pensais Voudrais-tu que lon se marie à léglise? Pour être vraiment unis, et peut-être même au-delà
Oui, je le veux, répondit-elle, enthousiaste.
Depuis, Luc et Édith vécurent de longues années en harmonie et en amour. Édith ne cessait de sémerveiller de son bonheur. Quant à Séraphin, il demeura pour elle un mauvais rêve quelle avait surmonté grâce à son époux aimant. Ce fut une erreur quelle a pardonnée à Séraphin. Après tout, chacun a droit au pardon.

