SURPRISE POUR ÉPOUSE
En poussant la porte de leur appartement à Lyon, Françoise dépose une brassée de fleurs sur la console de lentrée des bouquets ramenés de la fête du bureau, sans ménagement. Elle retire ses escarpins, qui lont oppressée toute la journée, et enfile ses chaussons. Pourtant, avec leau qui envahit le sol, il aurait mieux valu enfiler des bottes.
Plus loin dans lappartement, un chat miaule dune voix étranglée. Autour, tout claque, grogne, fume.
Laurent, que se passe-t-il ?!
Il apparaît quelques secondes plus tard : en caleçon, pieds nus, barbouillé de suie, le visage griffé et orné dun bel œil au beurre noir. Sur sa tête, une serviette en turban, façon chèche de fortune.
Ma Françoise, déjà rentrée ? Je tattendais plus tard, avec le pot du bureau, toi la directrice Je pensais bien que tu ramènerais la clé, dernière partie.
Soupirant, Françoise sécroule sur le pouf dans lentrée.
Explique-toi, brigand. Quas-tu encore fait aujourdhui ?
Euh Ma chérie, balbutie Laurent, blême, surtout ne te fâche pas.
Jai eu peur, coupe Françoise, la seule fois que jai vraiment eu peur, cest dans les années 90 avec la crise chez nous. Plus rien ne peut me secouer, depuis. Alors, explique ce qui se passe dans cet appartement !
Tu vas rire
Abrège !
Bon ! Je voulais torganiser une fête à ma façon. Te surprendre. Jai pris ma journée, lancé la machine à laver, et suis allé acheter de la viande chez le boucher. Enfin, dabord jai fait les courses, pris du veau, puis
Tu parles bien dun rôti de veau ? précise Françoise.
Non La machine à laver. Enfin, cest arrivé après ! Jai enfourné la viande au four, puis entrepris de nettoyer la maison. Et puis, le chat
Il est vivant ?
Mais oui ! Blessé dans sa fierté, peut-être, mais vivant. Il était dehors quand jai lancé la machine, je te promets ! Mais il a fini on ne sait comment à lintérieur.
Mais comment diable un chat peut-il se retrouver enfermé dans une machine fermée ?
Jen sais rien. Il a dû se glisser je ne sais comment…
Les yeux clos dépuisement, Françoise poursuit :
Continue. Ça devient croustillant. Mais montre-moi le chat dabord. Je veux voir.
Ma puce, il a besoin de repos, là… faut aller le détacher.
Il a ses pattes ?
Laurent sessuie la figure, sombre :
Toujours quatre ! Mais immobilisées provisoirement… question de sécurité.
On verra plus tard alors Raconte la suite.
Donc, pendant que le chat « prenait un bain », jai senti une odeur de brûlé. Je cours en cuisine, jouvre le four : je me brûle, la viande partait en fumée, alors je jette un peu dhuile. Comment savoir que ça flamberait ? Je brûle mes cheveux, la fumée envahit tout, jessaie déteindre. Et là, le chat se met à crier dans la machine ! Je vois ses yeux à travers le hublot, jessaye darrêter, impossible, la porte reste bloquée. Entre-temps, la cuisinière rougeoie Jattrape le pied-de-biche, jouvre la machine à coups de brute, la flotte jaillit, mais au moins le chat est libéré.
Le temps déteindre le feu, cette fripouille ruait dans lappartement, hurlait, a brisé deux vases, sali le tapis, arraché les rideaux, griffé les murs, fait tomber une bouteille de crémant. Les voisins frappaient contre la plomberie, je crois quils mont promis lémasculation. Mais pour quoi faire ? On la fait castrer il y a deux ans, ou alors cest à moi quils en veulent ? Bref, tout va bien, ne ten fais pas.
Entre deux fous rires, Françoise se lève, écarte Laurent et entre dans lappartement. Le carnage est à la hauteur des dires de Laurent. Avec une dizaine de détails supplémentaires qui auraient fait pâlir plus dune femme mal préparée.
Mais pas Françoise. Vingt ans à la tête de son entreprise lui ont forgé un vrai blindage face au stress. Bon, pas de petits-enfants aujourdhui à la maison, et son mari comme le chat sont bien vivants malgré les tentatives.
Le chat, lui, est ligoté sur le radiateur, ficelé des quatre pattes, la tête emballée dans une vieille écharpe. Mais il est vivant, pas brûlé, déjà ça. Laurent se justifie :
Tu comprends, ma belle, il refusait de rester tranquille à se sécher. Impossible de lessorer, il se débattait. Jai dû lattacher, pour quil ne sétrangle pas. La tête, cest pour calmer ses miaulements ; les voisins ont déjà sonné dix fois, menacent pompiers et police, voire de faire venir une sorcière pour me jeter un sort.
Délivrant le chat, Françoise le rassure, lessuie de la serviette qui dénude un peu plus le crâne de Laurent, et enlève lécharpe de sa tête.
Tes une vraie calamité, Laurent. Il aurait pu sétouffer. Quoiquaprès la machine à laver, plus rien ne devrait leffrayer, ni moi non plus.
Assise sur le canapé, chat sur les genoux, Françoise lance un regard appuyé à son époux.
Eh bien ?
Quoi ? soupire Laurent. Je me pends de suite ou tu préfères me passer lenvie de recommencer toi-même ?
Oh soupire Françoise. Nous sommes le 8 mars aujourdhui.
Laurent file dun bond dans la pièce dà côté, revient tout guindé, cachant ses mains derrière le dos. Il sagenouille devant elle et déclare solennellement :
Ma belle Françoise, mon soleil. Nous sommes ensemble depuis trente ans, tu métonnes chaque jour. Tu es la plus élégante, mystérieuse, raffinée, patiente et aimante épouse, maman et grand-mère. Je te souhaite une belle Journée de la Femme, reste toujours celle que tu es.
Il tend alors une petite boîte, doù brille une alliance en or, et un bouquet de roses un peu défraîchies, pétales en bataille. Piteux, il sexcuse :
Elles étaient magnifiques, vraiment Mais le chat a eu le dessus. Ne men veux pas. Ni à lui. Il ny est pour rien, promis. Je voulais tellement te faire plaisir.
Pressant la tête de Laurent sur ses genoux, Françoise sent les roses et sourit.
En plus, elles sentent encore ! Et même pas le brûlé. Ninnove plus, Laurent. Daccord ? Les fleurs, cest bien suffisant. Une autre fête comme celle-ci, la maison ne sen remettrait pas. Les voisins, encore moins.
Je métais dit que tes collègues toffriraient sûrement des bijoux, de magnifiques bouquets à prix dor. Je voulais du différent, du mémorable, qui te surprenne avec du piquant, du feu !
Et tu as réussi, grand maladroit, sourit Françoise. Jusquau feu ! Peu importe ce que jai reçu au travail. Toi, tu las fait avec amour, et cest tout ce qui compte.
Allez, venez, mes pauvres, on va nettoyer et sexcuser aux voisins. Sinon, cest sûr quils envoient leur sorcière. Et elle a sûrement un mari qui aurait aussi voulu faire une surprise qui sait, après tout ça, ce quelle imaginera pour le sien.

