Envoûtement
Camille, pourquoi tu sembles si fatiguée ? demande la voisine. Depuis quelque temps, tu nas pas lair en forme.
Je ne me sens vraiment pas bien, répond Camille, quarante-sept ans. Je nai envie de rien faire, même devant mon mari je me sens gênée.
Tu es la même Camille, mais différente. Tu sais, Camille, et si cétait un mauvais sort ? Ça mest arrivé, et cest ma grand-mère Albine qui a fait fondre de la cire pour me soigner.
Et ça ta aidée ?
Mais bien sûr ! Tu te souviens, cest avec toi aussi quon soignait les enfants chez la même Albine.
Je ne comprends pas du tout comment un mauvais sort aurait pu me toucher, sétonne Camille.
Tu sais, il y a tellement de monde de passage dans notre village. Rappelle-toi, il ny a pas si longtemps, il y avait ces gens inconnus qui vendaient des dessus-de-lit colorés de porte en porte des étrangers, avec des regards sombres et envieux. Ils auraient très bien pu jeter un sort.
Mais ils ne sont même pas entrés dans la maison.
Alors repense à quelquun avec qui tu as eu des ennuis, peut-être de la famille de ton mari ? Quelquun te voudrait du mal ?
Arrête donc, tu sais que je vis en harmonie avec Jean, et ses proches sont toujours gentils avec moi.
Eh bien, réfléchis alors, ma belle, parce que ça ressemble vraiment à un envoûtement.
Camille pousse un long soupir et se dirige vers la maison dAlbine pour tenter de chasser ce mauvais sort.
Comme la voisine, Albine affirme quon a jeté un sort sur Camille et se prépare à exécuter le rituel de purification avec la cire. Il faudra revenir plusieurs fois, annonce Albine.
Mais, malgré tout, rien ny fait : Camille se sent toujours aussi mal.
***
Tu as lair davoir pris du poids, Camille, remarque Marie-Claire Dubois en examinant sa patiente. Allez, montre-moi ton ventre. Tu penses que cest un sort ? Tu es pourtant une femme instruite, Camille. Ce nest pas un sort, cest un fibrome. Il faut aller voir un médecin à la sous-préfecture.
Il ne manquait plus que ça, souffle Camille, dépitée. Ma petite-fille vient darriver, et voilà quon me parle de fibrome, sorti de nulle part.
Mais dès laube, elle prend le car pour la ville. « Si ce nest pas un sort, cest un fibrome », songe-t-elle, essayant de comprendre ce quil lui arrive.
La docteure Claire Lemoine consulte Camille, attentive à sa longue explication sur ses troubles récents dont elle ne comprend pas la cause.
Jai même pensé que quelquun mavait jeté un mauvais sort
Un sort, tu dis ? Claire Lemoine jette un regard amusé à Camille. Mais cest ton mari, le coupable !
Plus le sourire de la médecin sélargit, plus Camille est stupéfaite.
Tu es enceinte, ce nest ni un sort, ni un fibrome. Tu naurais pas pu venir plus tôt ? Tu parcours tout le village à la recherche de diagnostics, et tu finis par tinventer des sorts.
Pendant quelques secondes, Camille reste sans voix.
Claire Est-ce possible ? Vous ne vous trompez pas ?
Une erreur, peut-être ? Va raconter ça à ton mari, quil réfléchisse aussi à « son erreur » ! En tout cas, ma chère, tu as toutes les chances de mettre au monde un bel enfant. Ou tu nen veux pas ?
Bien sûr que si, cest mon bébé, souffle Camille, déconcertée, mais quallons-nous dire aux aînés ? On a déjà une petite-fille !
À toi de leur expliquer. Moi, je tadresse aux analyses. Et si tu décides de garder lenfant, pas question de porter des choses lourdes à la maison !
Camille rentre chez elle toute bouleversée, ayant du mal à croire quelle va être mère une troisième fois.
Jean ! appelle-t-elle son mari, affairé dans le garage. Je suis enceinte.
Comment ça ?
Eh bien, je vais avoir un bébé.
Sainte Vierge Jean sassoit dun coup sur la marche du perron. Tu ne disais pas que cétait un fibrome ? Et avant, tu parlais dun envoûtement
Eh bien, voilà ton fibrome !
Et maintenant, quest-ce quon fait ? demande Jean.
Camille garde le silence, le regard posé sur son mari.
Eh bien, où deux vivent, trois vivront aussi ! Accouchons, on sarrangera ensuite.
Et les enfants, que leur dira-t-on ?
Quils vont avoir un frère ou une sœur, tout simplement.
***
Au service organisation et production, cette femme a toujours frappé par sa beauté et son charme irrésistible autant à lextérieur quen parole, elle restait une vraie dame.
Voilà comment cela sest passé, raconte Louise Jean, tout le monde croyait quon mavait jeté un sort puis que cétait un fibrome, et finalement me voilà née ! Merci maman !
On ladmirait : si belle, si aimée par ses parents toute sa vie, alors quelle nétait pas du tout « prévue » à lorigineLouise éclate de rire, la voix claire, tandis que toute la tablée écoute, suspendue à ses mots. Camille, ses cheveux parsemés de fils dargent, lève son verre vers sa fille devenue femme. Autour delles, la famille sanime, on trinque à cette histoire qui fut tour à tour mystère, inquiétude, puis miracle.
Jean, ému, glisse en chuchotant à loreille de Camille :
Tu vois, finalement, ce nétait ni sort, ni maladie. Cétait la vie qui nous jouait un tour.
Camille serre la main de son mari. Sur la terrasse, au loin, la petite-fille joue sous le tilleul, et Louise enlace son fils dans ses bras, perpétuant le cercle.
Et tandis que le soleil décline sur le village, la rumeur des voix, le délice du repas partagé et la lueur complice des regards témoignent de lenvoûtement le plus doux : celui de la vie qui, par la surprise, offre des bonheurs que nul rituel ni médecin naurait pu prévoir.
