FÊTE EN FAMILLE
Maman a dit que cette année encore, on fêtera le Nouvel An chez nous, sexclama Nicolas, les yeux brillants denthousiasme, avec toute la famille ! Cest chouette, non ?
Formidable Quelle horreur ! lâcha sans se retenir Aurélie.
Je ne comprends pas, Nicolas la regarda, interloqué, tu nes pas contente ?
Pourquoi je devrais sauter de joie ? les yeux dAurélie devinrent humides sur-le-champ, elle était à deux doigts de pleurer. Parce que, comme dhabitude, je naurai pas de fête, moi ? Que je vais passer ma Saint-Sylvestre dabord aux fourneaux, puis en marathon dans lappartement pour servir et contenter tout le monde ?
Allons Aurélie, cest une fête en famille ! Nicolas ne comprenait pas quelle mouche la piquait, cest bien de se retrouver nombreux ! Les fêtes existent pour ça, non ? Que les proches se rassemblent et samusent ensemble.
Vraiment ? Donc tes parents, ton frère avec sa femme, ta sœur avec son mari, leurs deux bambins, tout ce monde doit forcément débarquer chez nous ?
Pourquoi pas ? Tout le monde avait adoré lan dernier, ils en parlaient encore à Pâques.
Évidemment ! Mais quelquun a-t-il seulement évoqué le fait que, ce soir-là, ma seule existence se limitait à celle de cordon bleu, de plongeuse, dhôtesse et de femme de ménage ? Jai fait les courses pendant quinze jours, cuisiné trois jours daffilée et, le moment venu, me suis transformée en serveuse. Forcément quils en gardent un bon souvenir ! Une semaine pour men remettre. Tu te rends compte, préparer une table pour treize personnes ? Cest du sport, pas une blague !
Attends, treize ? Tu les as comptés, les enfants aussi ?
Ils mangent pas, les enfants ? Faudrait leur donner à grignoter du gravier ? Ou alors ton frère et ta sœur ramènent de quoi les nourrir ?
Franchement, faudrait pas pousser ! sindigna Nicolas, sinon à quoi bon aller chez les autres ?
Voilà ! Tous tes proches veulent la fête, et le farniente, et papoter. Cest très compréhensible. Mais moi moi aussi jai envie de la fêter, cette bonne année ! Pourquoi tu penses jamais à moi ?
Mais si, jy pense, vraiment. Lan passé, je me suis dit que tu avais lair heureuse
Tu tes lourdement trompé. Je me suis donné tant de mal pour cacher que jétais exténuée ! Dailleurs, jai même raté les douze coups de minuit parce que je fignolais la sauce à la cuisine.
Nexagère pas, Aurélie. Tu dis ça juste pour ne pas recevoir les miens.
Je nexagère rien. Et oui, je nai aucune envie de servir la France entière.
Alors tu veux quoi ?
Je veux fêter le Nouvel An en petit comité : toi, moi, notre fils. Tu comprends ? Juste nous !
Mais ma famille, cest aussi ma famille, ça ne changera pas ! Je ne vais pas les envoyer balader mes parents, mon frère, ma sœur On a nos traditions !
Paroles, paroles ! Aurélie explosa, bon alors, invite aussi mes parents, ma sœur avec son mari et leurs deux enfants ! Nous aussi on a des traditions. Tu vas pas croire quon fêtait le Nouvel An seuls quand même ?
Je ne les ai jamais vus débarquer, moi objecta Nicolas, piqué au vif, ils appellent juste au téléphone On dirait pas vraiment une famille soudée
Vas-y, continue ! lança Aurélie, les yeux fusillant, quest-ce quon dirait, hein ?
On dirait des étrangers, voilà Ta sœur aussi, elle fête le Nouvel An en mode cocon à la maison.
Pas toute seule, mais en famille ! soffusqua Aurélie, en famille, tu entends ?
Les parents, cest pas la famille ?
Nicolas, tu es sérieux ou tu fais exprès ? Quand on était mômes, on faisait la fête avec eux. Et puis on a fondé notre propre famille, tu vois ? On va voir mes parents à Noël. Tu le sais très bien. Pourquoi on irait pas faire coucou à tes parents le 1er janvier alors ? Pourquoi cest à moi de faire la tornade du réveillon pour sauver VOTRE tradition ? Si elle vous tient tellement à cœur, bougez-vous tous ensemble ! En cinq ans de mariage, ta sœur na jamais invité tout le clan, si je ne mabuse !
Oui, mais ses enfants étaient petits ! tenta Nicolas, presque offensé.
Les nôtres aussi : le nôtre avait tout juste deux ans, et lan dernier, même pas ! Ça n’a pas empêché tes parents et frères et sœurs de débarquer à douze. Sans même proposer déplucher une carotte ! Hop, tout le monde les pieds sous la table. Donc Nicolas : cest un non ! Je ne servirai personne cette année, que ce soit bien clair. Si vous voulez votre grande soirée, faites-la sans moi !
Tu es vraiment sérieuse ? sassombrit Nicolas.
On ne peut plus sérieuse. Décision irrévocable, souligne-le bien dans ton agenda.
Donc, mon avis compte pour du beurre, là ?
Sur ce coup-là, non. Vu que tu ne fiches rien pour préparer la fête, je vois pas en quoi cest ton problème
Très bien. Je vais dire à tout le monde que tu refuses dorganiser quoi que ce soit, répondit Nicolas, la cherchant du regard, espérant quelle flancherait.
Cest exactement ça. Dis-le bien clairement, déclara Aurélie dune voix posée.
Tu sais ce que ça va déclencher ?
Quoi donc ?
Ils vont être vexés. Très vexés.
Eh bien, cest pas moi qui vais pleurer.
Ce sera NOTRE problème, Aurélie. On na pas intérêt à se brouiller avec les parents.
Sils veulent voir un drame là-dedans, grand bien leur fasse.
Moi, jai aucune envie de mengueuler avec eux !
Dans ce cas, ne tengueule pas. Vas fêter chez eux, tenez votre tradition, ironisa Aurélie, sinon, papa et maman vont passer un savon à leur grand fiston.
Quoi, fêter sans toi ? Nicolas tenta de cacher sa déception.
Exactement, répondit Aurélie, implacable.
Et tu ten réjouis, en plus ?
Crois ce que tu veux. Tu ne mécoutes pas de toute façon.
Comme si toi, tu mécoutais
Bon, Nicolas, ça suffit. Je suis pas moins douée pour les mots que toi, crois-moi. Je répète, pour la dernière fois : aucun invité pour le Nouvel An. Transmets linfo à ta tribu. Et si tu ne peux vraiment pas tempêcher dy aller, fais-toi plaisir, je ne ten veux pas. Moi, je fêterai autrement à ma façon.
Comme tu voudras, grommela Nicolas en sortant de la pièce…
La suite ne fut pas très difficile à deviner.
La mère de Nicolas, prévenue par son fils quAurélie ne voulait plus recevoir la famille le 31 décembre, trancha net :
Jai compris. Dis-lui quon ne mettra plus jamais les pieds chez vous, tiens-le-toi pour dit !
Le frère et la sœur de Nicolas grognèrent un peu, mais sadoucirent dès quils surent que les parents les recevraient chez eux.
Aurélie, mise au courant de la « menace » de sa belle-mère, haussa les épaules :
On se croirait à la maternelle, soupira-t-elle, et elle passa à autre chose.
***
Samedi 31 décembre, Nicolas se leva tôt comme jamais.
Tu pars où, si tôt ? marmonna Aurélie en bâillant.
Chez mes parents. Maman a dit quelle avait besoin de bras
Très bien, sourit Aurélie, tu comptes rentrer quand ?
Sans doute demain. Je vais pas rentrer aux petites heures bougonna Nicolas, espérant un dernier rebondissement.
Parfait, répondit tranquillement Aurélie, et elle replongea sous la couette.
La journée dAurélie fut dun calme olympien
Elle se leva, prit une vraie tasse de café fumant
Jeta un œil à son téléphone, parcourut les vœux et en envoya quelques-uns
Quand leur fils se réveilla, elle lui prépara son petit déjeuner, puis lemmena en promenade.
Lair sentait bon lhiver parisien : brise piquante, trottoirs givrés recouverts de verglas mal dégrossi
Ils rentrèrent tous rouges et heureux le petit dévora ses pancakes au fromage blanc avec entrain
À la sieste, Aurélie dénicha un peu de temps pour préparer des tartines, quelques salades, et mariner une belle pièce de viande (on noublie pas le retour de Monsieur demain !)
Elle déploya la petite guirlande lumineuse sur son sapin synthétique chéri ces lumières qui faisaient ressembler lappart à un conte de Noël, doux et irréel
Son fils réveillé, ils feuilletèrent de vieux albums, lurent des histoires, firent une cabane vertigineuse en coussins, et se régalèrent dun dessin animé. Dehors, la nuit tomba, tout semblait encore plus féérique à la lumière des guirlandes clignotantes
Aurélie continua de jouer avec son bonhomme, tout en gardant un œil sur le téléfilm du Nouvel An quelle connaissait par cœur
Le temps filait, direction minuit
À 21h, comme dhabitude, elle coucha son fils en lui lisant une histoire puis passa quelques coups de fil à ses parents, à sa sœur, ses deux meilleures amies. Les messages WhatsApp, elle les laissait pour ceux qui manquaient dâme.
Minuit approchait à grands pas
Aurélie sortit sa nappe immaculée préférée, installa la table basse. Et dressa la table pour deux.
Dans son fort intérieur, elle savait que Nicolas finirait par rentrer. Puisquil laimait, il devait bien revenir
La table dressée : salade fraîche, assortiment de canapés, fruits. Du saumon rôti crépitait au four
Elle hésita à enfiler la robe chérie de Nicolas puis la remit dans larmoire lucide :
« Il ne viendra pas. Donc, il ne maime pas. »
Elle ouvrit elle-même la bouteille de champagne
En servit deux coupes
Fit tinter les verres à minuit pile en murmurant un vœu :
« Cette année, je veux être libre et heureuse ! »
Lan suivant, Aurélie fêta le Nouvel An chez ses parents.
