« Cest gênant de sortir avec quelquun de ton âge, papa ! » ma lancé mon plus jeune fils.
Ce nest pas facile dêtre un homme seul de soixante ans, sans épouse, avec des enfants qui ont déjà construit leur propre vie de famille. La solitude me pèse, mais mes fils ne comprennent pas ce vide. Avant, notre relation était assez distante, mais depuis quune femme est entrée dans ma vie, une femme à qui je tiens profondément et avec qui je me voyais la vieillesse, mes deux fils se sont mis à me reprocher cette nouvelle affection.
Avec mon benjamin, Arthur, nous ne nous sommes jamais vraiment entendus. Il a toujours été un garçon sûr de lui, sans méchanceté mais plutôt charmeur ; dès ladolescence, les filles le poursuivaient. Cela a duré jusquà ce quil rencontre sa femme, la mère de ses enfants, mais avant elle, il a eu deux autres enfants avec différentes femmes, des histoires quil cache soigneusement pour ne pas entacher sa réputation. Pourtant, il considère ma relation amoureuse à mon âge comme une honte tout aussi grande.
« Tu es vieux maintenant, cest triste de fréquenter des femmes de ton âge », a-t-il lancé en découvrant que javais refait ma vie après la mort de sa mère. « Quitte-la tout de suite et consacre-toi à tes petits-enfants ! »
Il ma imposé un choix absurde : sa famille et celle de son frère avec les petits, ou ma compagne. Aucune explication na trouvé grâce à ses yeux, aucun terrain dentente possible. Depuis, ils ne mappellent plus du tout. Laîné, Jérôme, se tenait à lécart dhabitude, mais Arthur le monte désormais contre moi, et maintenant, ils semblent tous les deux men vouloir.
Dernièrement, jai souvent la sensation étrange de trahir mes enfants en aimant de nouveau. Cest comme si je sacrifiais lamour paternel pour mon propre bonheur. Ma nouvelle compagne, Camille, mapporte de la joie, mais cela ne comble pas tout. Je donnerais tant pour voir ma famille réunie autour de moi. Mais je crois quil est trop tard. Au fond, même avant ma rencontre avec Camille, mes fils navaient pas vraiment envie de passer du temps avec moiUn dimanche matin, alors que la lumière dorée filtrait à travers les rideaux du salon, Camille ma pris la main, silencieuse. Elle na pas parlé de mes fils, ni de leur absence, ni de ma peine. Elle sest simplement assise près de moi, partageant tranquillement son café. Un simple geste de tendresse, mais il avait cette force rassurante des gestes qui ne jugent pas, qui ne comptent pas le passé.
Au bout dun moment, le téléphone a sonné. Instinctivement, je nai pas voulu répondre, redoutant un silence de plus, ou pire, une nouvelle remontrance. Mais Camille ma souri dun air encourageant, et jai décroché. Cétait Jérôme, la voix hésitante, un léger tremblement dans le timbre.
« Papa, les enfants me demandent pourquoi tu ne viens plus. Tu leur manques, tu sais. Ils veulent voir grand-père. »
Un léger frisson ma parcouru ; jai senti Camille serrer plus fort ma main. Une minuscule brèche venait de souvrir dans ce mur douloureux dincompréhension.
Le dimanche suivant, Camille ma accompagné chez Jérôme. Jai retrouvé les rires de mes petits-enfants, leurs bras autour de mon cou, leur innocence intacte. Arthur était là aussi, plus réservé, le regard fuyant. Mais au détour dun jeu, lun de ses enfants sest précipité vers Camille, lentraînant, elle aussi, dans ses éclats de rire enfantins. Jai vu Arthur observer la scène, son masque se fissurer lespace dun instant.
Ce jour-là, jai compris quil ny a pas dâge pour être heureux, ni pour aimer, ni pour pardonner. Quon ne trahit rien en soffrant une deuxième chance, quon enseigne même à ses enfants, par lexemple, la force de la tendresse, la valeur du bonheur simple.
Le soir venu, alors que la maison sapaisait, jai senti en moi la douceur dune certitude nouvelle : même quand tout paraît brisé, il suffit parfois de tendre la main, de faire un pas, pour que la famille retrouve le chemin du cœur.

