Maman, jai finalement décidé de souscrire à un prêt immobilier. On vivra chez toi, on louera lappartement de Camille, on remboursera vite, et comme ça, on aura enfin un logement à nous deux, annonça Thomas dun ton posé, sa tasse de thé entre les mains.
Quand son fils avait dit vouloir « discuter dun sujet important », Irène naurait jamais imaginé ce qui lattendait. Naïvement, elle pensait quil sagirait de la date du mariage ou de travaux à faire dans lappartement de Camille. En somme, des préoccupations simples et agréables. Mais là Une nouvelle pareille ! Irène en lâcha presque le couteau avec lequel elle découpait sa tarte aux pommes encore tiède.
Cest une très bonne chose, bien sûr, mais Thomas… Je dois dire que ce nétait pas du tout dans mes plans répondit-elle, déconcertée, le regard figé sur son fils. Après tout, Camille a son appartement, vous avez déjà passé la trentaine…
Justement, cest là le problème : cest son appartement. Je ne trouve pas ça digne de moi, de vivre chez ma femme, comme un parasite. Louer un appart, ça revient à jeter largent par les fenêtres. Là, on fait des économies, lappartement de Camille ne reste pas vide. Et un jour on aura le nôtre, gagné ensemble. Cest toi qui me las toujours répété : il faut avoir son chez-soi.
Son fils parlait calmement, comme sil résolvait un problème dalgèbre. Les besoins de tranquillité et dintimité des autres ne semblaient pas entrer dans son équation.
Thomas… Irène chercha ses mots, luttant contre son indignation. Je te disais ça à lépoque, quand tu avais juste passé la vingtaine. Quand jétais plus jeune, et toi tout seul. Maintenant, cest mon « chez-moi » que jaimerais avoir. Je ne veux pas partager ma cuisine avec ma belle-fille, même si elle est adorable. Je ne veux pas faire la queue le matin pour la salle de bain, vivre dans le bruit, me disputer sur des shampoings ou des brosses à cheveux…
Oh maman, arrête… coupa Thomas. On ne se gênera pas. On restera dans la chambre. Camille est calme. Tu verras, tauras plus danimation !
Non rétorqua Irène, effrayée par la perspective Thomas, comprends-moi bien. Je veux vivre seule, à part. C’est comme ça que je me sens bien. Nai-je pas mérité un peu de tranquillité à mon âge ?
Le visage de Thomas se renfrogna aussitôt, il comprenait que sa mère refusait toute négociation.
Je vois. Je pensais que tu te souciais du sort de ton fils, que tu te préoccupais de ma vie.
Je ne suis pas indifférente. Mais il fallait y penser il y a dix ans.
Je nen avais pas la possibilité ! Jai fait au mieux, pour te permettre de reconstruire ta vie personnelle. Et si tu ne tétais pas séparée de papa, jaurais eu mon appartement depuis longtemps, comme tout le monde, je naurais pas à me sentir humilié !
Adresse-toi à ton père pour ça ! lâcha Irène.
La soirée, qui avait commencé dans linsouciance, se terminait dans les reproches et les larmes. Thomas en voulait à sa mère de ne pas lui avoir offert un toit, et Irène… elle narrivait pas à comprendre comment on pouvait lui reprocher quelque chose alors quelle avait tout sacrifié pour son fils.
…Autrefois, Irène ne doutait jamais de lavenir de Thomas. Son plan était simple : laisser le nid à son fils, et lui transmettre lautre appartement.
Tout a été brisé pour une nuit : le père de Thomas, un soir danniversaire trop arrosé, sest entiché de la meilleure amie dIrène, Françoise, en la raccompagnant chez elle et il y a passé la nuit.
Que veux-tu, je suis une belle femme il na pas résisté murmura simplement Françoise à Irène.
À partir de là, toutes les cartes sont rebattues : la copine est devenue une ex, le mari aussi, et il a fallu se partager le patrimoine. Irène sest retrouvée avec un seul appartement.
Longtemps, Irène sest sentie coupable de ne pas avoir assuré de « vrai » départ à son fils. À un moment, elle a même voulu léguer la moitié à Thomas, pour quil ait quelque chose, mais sa mère la arrêtée.
Irène, sois raisonnable. Il est encore jeune. Il fera sa vie, il travaillera, cest le destin. La vie réserve des surprises Tu le sais bien maintenant. Aujourdhui cest ton fils, demain qui sait ? Tu risques de tout perdre : le fils, et la maison.
Irène a eu du mal à accepter ce conseil, elle avait limpression de voler ce qui revenait à Thomas. Mais en y pensant, elle avait déjà offert à son fils bien plus que beaucoup de mères seules.
Elle a tout payé pour ses études. Même si ce nétait pas la fac, le BTS lui avait coûté très cher. Elle prenait tous les boulots, acceptait chaque coup de main damis, pour joindre les deux bouts. Quand il a eu son diplôme, elle lui a dit :
Mon fils, ne te précipite pas dans la vie adulte. Reste un peu avec moi. Je ne te demanderai pas un centime pour les charges, limportant cest déconomiser. Prends un crédit immobilier, au moins jaurai lesprit serein. Tu ne le vois pas encore, mais avoir son logement, cest un avantage immense dans la vie. Les prix de limmobilier ne baisseront pas.
Thomas sétait alors contenté de sourire et de secouer la tête.
Maman, je suis adulte. Ce nest pas très viril damener des copines chez maman.
Pas très viril… Mais jeter largent dans un loyer, ça, cétait bien plus viril.
Irène ne pouvait lui en vouloir. Elle sétait habituée à le voir vivre comme il lentendait. Mais lui faire porter la responsabilité voilà qui était nouveau. Dire quil était parti « pour elle » elle navait jamais chassé son fils. Au contraire, au début, elle lavait même aidé à payer le loyer.
Cette nuit-là, Irène eut du mal à dormir. La colère était retombée, et elle avait compris quelle ne voulait pas devenir la nounou, la cuisinière et la psy gratuite du jeune couple. Elle ne voulait pas se dissoudre dans le rôle de « maman pratique ». Mais elle ne souhaitait pas non plus rompre totalement avec son fils.
Alors, quand trois jours plus tard, Thomas évoqua à nouveau le crédit et léventuel emménagement, Irène tenta le tout pour le tout.
Mon fils, est-ce que Camille est au courant de tes grands projets ? demanda-t-elle, toute en douceur, au lieu de se lancer dans une dispute.
Irène était certaine quaucune belle-fille nacceptera de vivre avec sa belle-mère, surtout en ayant son propre appartement. Pour les fils, souvent, cest confortable ; maman repasse les chemises, prépare le petit-déj et soutient en cas de dispute. Mais les belles-filles, en général, fuient la cohabitation.
Euh Thomas hésita. On na pas encore discuté de ça. Mais si tu acceptes, je marrangerai avec elle.
Irène esquissa un sourire ironique. Ah Camille nétait pas au courant Voilà qui promettait une « surprise »
Mon fils, ça ne se passe pas comme ça. Venez tous les deux, on en parlera. Tu es assez grand pour comprendre que si cest ma maison, il y a mes règles. On discutera de lorganisation, des repas, du partage des frais
Thomas fit la moue mais acquiesça.
Daccord. Je parlerai à Camille.
Noublie pas. Et passe lui le bonjour. Dis-lui quelle est la bienvenue.
Le soir même, Thomas ne reparla plus du sujet.
La première semaine, Irène guettait, se préparant à effrayer la belle-fille avec ses exigences de propreté, de silence et de planning. Mais les jours passèrent, et Thomas et Camille ne reparlèrent jamais de déménagement.
Six mois plus tard, Irène rendit visite à son fils et à Camille.
Thomas était encore un peu vexé. Il espérait sans doute quIrène leur ouvrirait tout grand les bras ou les inviterait. Mais les attentes des autres ce ne sont pas ses problèmes. Ce qui compte, cest quil soit assis avec sa mère, tranquille, et quil participe à la conversation.
Les relations entre Irène et Camille étaient idéales. Dabord grâce à la distance. Ce jour-là, la belle-fille avait même préparé des biscuits à lédulcorant en pensant au régime strict dIrène. Les biscuits étaient loin dêtre parfaits, mais Irène appréciait lintention.
Alors que Thomas était parti fumer, Camille aborda la question :
Vous savez, sans vous, rien de tout ça nexisterait dit-elle. On a failli se séparer récemment.
Comment ça ?
À cause du logement… Thomas sest plaint, il a dit vous avoir sollicitée et que vous aviez refusé
Alors Camille raconta sa version des faits.
Thomas lavait critiquée devant Camille, expliquant quil voulait juste examiner lidée dun prêt immobilier, et que sa mère avait refusé de simpliquer. Il espérait probablement que Camille le consolerait, quils suniraient contre Irène, mais ce nest pas ce qui sest passé.
Thomas, pourquoi prendre un crédit ? On a un super appartement. Vivons ici. Je pense que votre mère a raison. Elle a droit à sa vie, nous à la nôtre avait rétorqué Camille.
Thomas avait commencé à expliquer que ce nétait pas « viril » de vivre chez sa femme, mais face à la mine de Camille et ses bras croisés, il avait dû changer dargument.
Mais regarde : si un jour on a un enfant, on vivra ici et le second appartement ira à notre enfant.
Penser à lavenir, cest bien. Mais pas au prix de tels sacrifices. Je serais gênée. Ta mère serait gênée. À quoi bon ?
Ils ont discuté longtemps. Et plusieurs fois. Mais la discussion se terminait toujours sur le fait que Camille ne voulait pas imposer quoi que ce soit à Irène, ni demander quand elle avait déjà son appart.
Thomas insista, insista, mais finit par céder. Sans doute réalisa-t-il quen cas de conflit, Camille demanderait le divorce plutôt que de sinstaller chez la belle-mère.
Si vous naviez rien dit ou si vous nous aviez invités, jaurais sans doute cédé avoua Camille. Mais là, on aurait tous vécu dans la gêne. Maintenant, je sais que ni vous ni moi ne souhaitons cela Finalement, tout sest bien terminé.
Irène était parfaitement daccord. Bonne chose quelle ait mené le conflit ailleurs, et que leur vie ait trouvé son équilibre.
Oui, Thomas avait choisi la rancœur, Irène, elle, sétait choisie elle-même. Chacun y avait gagné : Thomas construisait enfin sa famille. Camille gardait son mari, qui, même à contrecœur, lécoutait désormais. Et Irène avait lâché sa culpabilité, retrouvant son espace et le droit au silence des petits matins.