Tu me mets dehors ? De chez moi ? je nen revenais pas.
Prends tes affaires, Benoît. Et pars.
Je suis resté figé.
Tu me mets dehors ? De MA maison ?
Lappartement est à crédit. Cest moi qui paie les mensualités. Et depuis six mois, tu nas pas versé un seul centime.
Mais jai payé ! Avant !
Benoît, pars. Je suis sérieuse. Je ne veux plus vivre comme ça.
Camille sétait enfermée dans la salle de bain le soir venu, elle avait juste besoin dun instant de tranquillité. Même se rafraîchir, son mari ne lui en laissait pas loccasion.
Cam, la petite hurle. Tu vas encore traîner ? il tambourinait à la porte. Jai une partie dans cinq minutes, faut que je me concentre !
Camille soupira, coupa leau et quitta la pièce sans un mot.
Dans la chambre denfant, Maëlle, leur fille, pleurait à sen déchirer la gorge. Elle se tenait debout dans son lit, serrant les barreaux, inondée de larmes.
Chut, chut, ma douce, Camille la prit dans ses bras, le dos douloureux. Papa est occupé.
Papa, cest un homme très important chez nous, il sauve le monde sur Internet.
Benoît sétait déjà installé devant son ordinateur, casque sur les oreilles, totalement coupé du reste de la vie.
Au bout dune heure, Camille passa tout de même voir :
Benoît, demanda-t-elle en berçant Maëlle. Tu as reçu ton salaire ? Il faut régler le crédit dans deux jours, et il ny a plus de couches.
Il haussa lépaule sans retirer son casque. Camille sapprocha et tapota gentiment son dos. Benoît arracha son écouteur, furieux.
Quest-ce que tu veux ?!
Je demandais si le virement était arrivé.
En partie. Cinq cents euros.
Cinq cents ? Camille eut un vertige. Benoît, la mensualité cest mille cinq cent, en plus des charges ! Tu avais promis de tout remettre !
Retard, grommela-t-il sans détourner les yeux de lécran. Le patron ma dit quon finirait de régler la semaine prochaine.
Alors ne me dérange pas. Tu mempêches de me concentrer !
Et ta sortie à la LAN samedi ? demanda-t-elle doucement. Ladhésion nest pas donnée.
Benoît me fit face :
Je bosse quatre jours sur sept ! Jai pas droit au repos ? Je suis un homme ou quoi ? Jai besoin de souffler !
Tu es toujours sur mon dos, lappart est sans dessus-dessous, la petite hurle. Jaimerais juste une heure de paix !
Camille sest retirée. Discussions inutiles. Elle savait où passait la «partie de salaire» en gadgets pour son jeu, ou en microtransferts.
Tard le soir, une fois Maëlle endormie, elle alla dans la cuisine, vide. Son ventre criait famine, mais le frigo était désespérément nu.
La veille, elle avait acheté un kilo de pommes et quelques bananes exprès pour grignoter entre deux corvées avec la petite.
La corbeille était vide seulement quelques trognons et des peaux.
Benoît entra, se grattant le ventre.
Il y a du thé ? Ou faut encore boire juste de leau chaude ?
Tu as tout mangé ?
Ben oui. Et alors ?
Benoît, je tavais dit que je les avais achetés pour la semaine. Jen ai même pas goûté un. Il ny a plus dargent, tu comprends ? Je peux pas racheter des fruits tous les jours.
Ah ça y est, il leva les yeux au ciel. Laisse tomber ton air de princesse. Tu en rachèteras demain. Cest des pommes, cest tout.
Faut que je crève de faim, cest ça ?
Si tas pas dargent pour la bouffe, cest que tas mal géré ton budget.
Je gère mal le budget ? la voix de Camille tremblait. Et toi, tu penses que tu donnes assez ?
Je suis en congé parental, Benoît, ton salaire ne suffit même pas à couvrir le crédit !
Ben va bosser alors, mademoiselle la maligne ! il a braillé. Tu fais rien de tes journées, à part te plaindre.
Moi aussi, je fatigue, hein.
Cétait la goutte deau.
Elle comprit soudainement quelle ne pouvait plus compter sur lui.
Il fallait quau moins leur fille puisse compter sur elle.
***
Une semaine plus tard, elle reprenait le chemin du travail.
Des nuits à lentrepôt, cinq de suite, deux libres.
Un enfer, mais payé en vrais euros.
Comme ça, la vie devenait un marathon sans fin.
Le jour, Camille soccupait de Maëlle, faisait tourner le linge, rangeait, cuisinait.
La petite dormait quarante minutes le seul répit de Camille pour seffondrer sur le canapé.
Le soir, Benoît rentrait, avalait ce que son épouse avait cuisiné, puis filait sinstaller devant lordi.
Camille couchait Maëlle, puis partait au travail.
Tu vas encore à ta galère ? lançait-il paresseusement parfois. Tes pas fatiguée ?
Je gagne de quoi te payer des pommes, répondait-elle, sèche.
Le matin, elle rentrait à la maison, Benoît dormait encore ou se préparait à son propre boulot.
Il était ravi quelle revienne : il réclamait un billet par-ci pour son déjeuner, par-là pour les transports.
Un dimanche, de retour dune nuit éreintante à décharger des camions, Camille sécroula dans le lit.
Benoît, murmura-t-elle, épuisée. Sil te plaît, occupe-toi de Maëlle. Emmène-la dehors un peu.
Jai pas dormi depuis vingt-quatre heures, laisse-moi trois heures.
Je bosse aussi. Cest mon jour de repos, je veux souffler. Débrouille-toi ! Quelle joue toute seule !
Elle a un an et demi ! Comment veux-tu quelle joue seule ? Camille se redressa à peine. Sa tête bourdonnait.
Mets-lui des dessins animés. Quelle ne vienne juste pas membêter. Et roupille tant que tu veux !
Trente minutes plus tard, Camille comprit quelle ne dormirait pas.
Benoît hurlait dans son micro : « À gauche ! Couvre-moi ! »…
Maëlle tapait son jouet sur le parquet.
Camille sextraisit du lit, titubant de fatigue, prit sa fille et alla lui préparer une bouillie à la cuisine.
Son salaire suffisait désormais à combler les trous du budget.
Benoît lavait vite remarqué.
Il soffrit aussitôt un nouveau gadget pour ses jeux, puis à la question de Camille et largent pour la nourriture ? déclara que son salaire à elle, ben cétait pour eux deux.
Camille se révolta.
Quand jai demandé à dormir, cétait «tes problèmes». Quand jai demandé que tu tarrêtes de tout manger, cétait «je fais la princesse». Et maintenant, les sous cest pour le couple ?
Mais arrête ! Jai le droit aussi. Jai acheté un truc, et alors ?
Bien sûr que tu as le droit.
Dès le lendemain Camille ouvrit un compte à part. Une semaine plus tard, elle sacheta un jean neuf le premier depuis trois ans et offrit à Maëlle un beau jeu de construction.
Dans le placard, elle cacha des chocolats pour elle-même, loin de Benoît.
Le soir venu, Benoît chercha dans le frigo : il ny avait que de la soupe pour lenfant et une bouteille de lait fermenté.
Ya pas à manger ? cria-t-il de la cuisine. Où sont les steaks, au moins les ravioles ?
Camille, assise sur le fauteuil, lisait. Sa fille jouait à côté.
Je ne sais pas, répondit-elle calmement. Tu travailles, non ? Achète et prépare ce que tu veux.
Hein quoi ? Jai plus un sou, jai tout mis pour payer mes dettes. Mais tas été payée hier !
Oui. Et jai tout dépensé.
Pour quoi faire ?!
Pour moi. Pour Maëlle. Pour ma part du crédit.
Tu délires ou quoi ? hurla Benoît. On est une famille ! Pas de budget séparé !
Ce sera comme ça, Benoît. Toi tu travailles et tu te plains de ta fatigue. Et moi ? Moi aussi.
Désormais, chacun se débrouille. Je suis fatiguée de porter un homme adulte sur mes épaules.
Benoît resta sidéré.
Il essaya de jouer sur la corde sensible, cria, me traita de matérialiste, osa même dire que je me croyais arrivée parce que javais un salaire.
Camille restait de glace. Elle ne dépendait plus de lui.
Un mois plus tard, Benoît trouva un autre boulot.
Soudain, il savérait possible de trouver un poste mieux payé, à condition de sen donner la peine. Mais ça ne rendait la vie ni plus belle ni plus simple.
***
Le vendredi matin débuta dans le vacarme. Benoît se préparait en jetant ses affaires nimporte où.
Où est la lessive ? hurla-t-il dans la salle de bain.
Il ny en a plus, jai répondu de la cuisine en remuant la bouillie.
Je lave mon bleu de quoi, alors ?
Achète de la lessive et lave ce que tu veux.
Tu te fous de moi ? il a surgi à moitié habillé. Je te filerai pas un euro !
Tu mas laissé tomber quand jétais dans la galère ! Tu cloisonnes tout !
Tauras rien de moi !
Je ne demande rien, jai coupé le feu et me suis retournée vers lui. Benoît, tu vis ici, tutilises le savon, la lessive, je devrais encore payer ces trucs ?
Par quelle logique ?
Parce que tes ma femme ! il pointa un doigt sur moi. Mais tu agis comme une colocataire.
Alors maintenant, pour laide, tu peux repasser !
Et quand est-ce que tu mas aidée ? ai-je murmuré. Quand jétais clouée au lit avec de la fièvre et que tu réclamais ton dîner ?
Ou quand je revenais de nuit, essayais de dormir quelques heures, et tu refusais de toccuper de Maëlle ?
Arrête de faire la victime ! il saisit sa veste. Je file au boulot. Ce soir, tout ça doit être propre.
Tas quà trouver de la lessive, tu dois bien avoir un peu de côté !
Mais le soir, contre toute attente, il rentra avec un bouquet trois œillets dans leur plastique.
Tiens, il me le tendit. On fait la paix ?
Jai accepté les fleurs. Le geste était si pauvre, si déplacé, que jai failli éclater de rire.
Benoît, tu veux quon parle ?
Plus tard, il a balayé la question. Jai faim. Tas fait à manger ?
Il est passé à la cuisine, a fouiné dans les casseroles rien.
Tes sérieuse ? il me fusilla du regard. Je rentre du boulot ! Je suis un homme, quoi ! Jai FAIM !
Il y a des raviolis au supermarché. Et de la lessive aussi, jai répondu tranquillement.
Tu il a fait un pas vers moi. Tu veux me donner des leçons maintenant ?
Tu fais ta maline ?
Je ramène largent !
Il a sorti de sa poche quelques billets froissés et les a jetés sur la table.
Voilà ! Cinq cents euros ! Achète des courses et prépare un vrai dîner ! Et lave mes fringues !
Je lai regardé, puis jai regardé largent.
Benoît, ça nest pas une question dargent.
Alors cest quoi ? Tu te prends pour une reine ?
Bref. Je vais à la douche. Après je trouverai bien quelque chose à manger.
Et cette nuit il me lança un sourire lourd, tenta de menlacer par la taille Tu me dois bien ça.
Tas oublié qui commande ici ?
Le devoir conjugal, il ne faut pas loublier !
Je me suis dégagée, avec un air de dégoût.
Ne me touche pas.
Quoi ? il fut décontenancé. Tu es ma femme, ou quoi ?
Je ne te dois rien, Benoît. Ni argent, ni dîners, ni… rien dautre.
Tu deviens folle ? il se pencha au-dessus de moi. Moi, je trime, je me donne à fond, et toi tu fais la grève ?
Fais attention, jen trouverai vite une plus conciliante.
Cherche, jai dit. Tout de suite même, tu peux chercher.
Quoi ?
Prépare tes affaires, Benoît. Et pars.
Il sest immobilisé.
Tu me mets dehors ? De chez moi ?
Lappartement est à crédit. Cest moi qui paie. Depuis six mois tu nas rien fait.
Mais jai payé ! Avant !
Benoît, pars. Je ne plaisante pas. Cest fini. Je ne veux plus vivre ainsi.
Je ne veux plus être ta mère, ta boniche, ni ton banquier. Je suis épuisée.
Tu crois quon va se battre pour toi, sérieusement ? il disjoncta Une femme usée, avec un enfant ! Je suis certain quune semaine sans moi, tu ramperas !
Tu supplieras pour que je revienne !
Non, ai-je hoché la tête. Non, jamais.
Il arpentait lappart, jetait ses affaires dans un sac de sport, hurlant :
Tu vas le regretter ! Sans moi, tes rien !
Je lai regardé sagiter, sans mot. Pourvu quil sen aille vite. Jétais si fatiguée…
***
Jai demandé le divorce.
Benoît a été rayé du crédit immobilier il ne voulait plus rien payer.
Pourquoi dépenser inutilement, alors quil pouvait retourner chez sa mère, pieds sous la table ?
Il verse une pension infime il trouve que donner à sa fille cest déjà trop.
Je ne regrette rien. Oui, cest difficile, mais maintenant je suis libre.
Ce que jen retiens ? On ne doit jamais remettre sa vie entre les mains de quelquun qui prend sans jamais donner. Même la fatigue semble plus douce, finalement, quand elle vous appartient pour de vrai.
