Tu sais, lhistoire dont je voulais te parler mest revenue en tête ce soir, et franchement, je ne peux pas mempêcher dy penser à chaque début de printemps, quand tout le campus respire ce mélange de fatigue et despoir. Tu vois le genre ? Bon, voilà.
Cétait à luniversité de Nantes, quelque part dans un vieux bâtiment du côté du quai de la Fosse, vers 19h, quand la lumière des néons sur le palier commençait à rendre le tableau blanc encore plus éclatant quil ne lest déjà, un peu trop franc, presque intimidant. Le vieux trousseau de clés accrochait toujours sur le troisième tour, comme sil en avait marre lui aussi en fin de journée. Jeanneune prof de maths de quarante-cinq ans, genre inlassable, cheveux courts, tailleur sobrepoussait la porte de son épaule, dun geste habitué, avant que les couloirs ne bourdonnent de voix.
Ça faisait dix ans quelle tenait ces cours du soir pour adultes en reprise détudes. Les routines, elle connaissait : plan, timing, exercices types, devoirs calibrés, aucun écart. Au fil des ans, ce nétait même plus une compétence, mais une sorte de boussole pour que la journée ne déraille pas. Jeanne savait dérouler nimporte quelle notion pour quun élève puisse la recracher le jour J. Pourtant, elle se surprenait de plus en plus à parler au tableau, pas aux personnes.
Elle ouvrait le registre de la feuille de présence, et ce soir encore, cétait une nouvelle promo du créneau du soir: Camille Girard, une femme dune trentaine dannées, chignon discipliné, petit sac à dos doù dépassait une tétine ; Patrick Moreau, la cinquantaine, pull usé couleur charbon, mains larges et tapies de cicatrices ; Éric Marchand, autour de la trentaine, qui bichonne un vieux Macbook comme on tiendrait à une bouée de sauvetage. Et Adèle, beaucoup plus jeune mais déjà le visage crispé par une tension quon na quaprès quelques revers dans la vie.
Jeanne se présentait, annonçait la matière et les horaires, posait les règles, tout en gardant la voix posée. On va commencer avec un petit test de niveau. On pouvait entendre les soupirs des uns, la chaise qui craque ou la gomme qui tape la table.
Vingt minutes plus tard, elle levait les yeux : tous, sans exception, fixaient leur feuille comme si cétait écrit en néerlandais. Patrick serrait tellement son stylo quil en avait les phalanges blanches. Camille faisait semblant de vérifier discrètement son portable, sans oser lallumer, comme si rien ne pouvait être plus grave que cette difficulté.
Jeanne ramassa les copies. Comme toujours, elle lança la phrase de rigueur, celle qui sort du pilote automatique : Ce nest quun diagnostic dentrée. Pas de panique.
Mais en entendant ses propres mots, elle sentit que la phrase sonnait creux. Pas de panique, cest crédible à dix-sept ans. Mais à trente-cinq, après une journée de boulot, les enfants, un dossier qui traîne le poids reste.
Éric leva timidement la main. Excusez-moi, mais si je ne me souviens de rien, vraiment rien en maths, ça veut dire que je nai rien à faire ici ?
Normalement, elle aurait répondu direct On peut tout reprendre, mais dans ses yeux, Jeanne voyait une question de légitimité, presque existentielle. A-t-on encore le droit de redevenir élève ?
Bien sûr que si, répondit-elle, plus simplement. On prendra le temps, et on verra ensemble les points qui coincent.
Patrick esquissa un sourire sec. Le rythme Au boulot, je connais. Ici, je me sens comme à lécole, quon va interroger au tableau avec les genoux qui lâchent.
Lassemblée fit mine dapprouver, silencieuse mais complice. Jeanne ferma doucement le registre. Contre le schéma du cours, elle improvisa :
Je vais vous poser une question. Chacun répond comme il peut, rien à voir avec le test. Jai juste besoin de comprendre ce qui vous bloque, ce qui rend le plus difficile lapprentissage maintenant.
La pause qui suivit fut presque gênante. Jeanne regretta presque : les adultes vont croire quelle veut jouer les psychologues et senfuir. Mais Camille prit la parole :
Je crains de ne pas y arriver. Je sors de congé parental, jai limpression que mon cerveau nest plus le mien. Je lis, et je ne comprends même plus.
Patrick renchérit : Jai peur dêtre trop vieux, voilà. Vingt ans de boulot manuel et là, faut apprendre ou je suis foutu.
Eric, tout bas : Jai peur dabandonner. Jai déjà laissé tomber une fois, alors revenir cest un peu la honte, en vrai.
Elle les écoutait, sentant son propre épuisement se dissiper. Jeanne ne voyait plus un groupe dadultes mais des gens venus avec leurs dernières réserves dénergie.
Très bien. On va essayer dapprendre différemment, pour que vous voyez là où vous progressez, pas juste là où vous loupez.
Le cours suivant, Jeanne sest écartée de la méthode classique : assortiments de cartes avec des exercices à choisir soi-même, tout niveau, et on bossait en binômes. Ce nest pas écrit dans le manuel, elle sest presque sentie rebelle, mais elle y a cru.
Travail en duos. Vous choisissez la carte, et si cest trop dur, ce nest pas un échec. Cest juste un indicateur pour savoir où soutenir.
Patrick fronça les sourcils. Si je prends le plus simple, cest comme avouer que je suis nul ?
Cest plutôt choisir une échelle avec des rampes, répondit Jeanne. Personne ne fait la course.
Les adultes naiment pas quon leur dise Nayez pas peur. Ce quils veulent, cest savoir comment agir. Camille se plaça près dÉric, un silence, puis :
Jadorais les maths au collège jusquà ce que ça devienne que des preuves machins. Et toi ?
Moi, cétait sympa jusquau jour où jai vu que jétais le pire de la classe.
Jeanne nintervenait pas de suite. Elle circulait, relisait les cahiers griffonnés, réfrénait son envie de tout montrer de suite. Ici, on travaillait la reconquête de la confiance, pas juste les résultats.
Au bout dune demi-heure, Patrick leva la main : Je crois jai réussi celle-ci. Il tendit son cahier un peu fébrile.
Ce nétait pas parfait mais cétait logique. Il avait même corrigé sa propre erreur.
Cest validé, et vous avez vous-même trouvé le souci.
Son hochement de tête avait quelque chose de gamin, obstiné, presque fier.
À la sortie du cours, Patrick traîna :
Dites vous croyez vraiment que jai besoin de ce papier ? Cest ma femme qui insiste, elle répète quaujourdhui, sans diplôme, je nirai nulle part.
Elle aurait pu réciter la valeur du diplôme, mais elle a vu quil cherchait une raison, pour ne pas avouer quil espérait plus que ça.
Je crois que vous avez besoin de sentir que vous pouvez apprendre, cest tout. Le reste, cest vous qui verrez.
Il repartit, Jeanne resta à ranger feuilles et stylos, à traîner un peu alors quhabituellement, elle naspirait quà rentrer vite chez elle pour le calme. Là, elle avait envie de relire la liste dappel, juste pour voir qui était venu. Comme si ça aussi, cétait une preuve de quelque chose qui comptait, à ses yeux.
La semaine daprès, un message de la coordinatrice très polie, mais piquante : Gardez à lesprit que le cours est axé sur la préparation à lexamen. Merci de rester dans le cadre. Elle sentit le petit coup de pression. On la remarquée. Soit un élève sest plaint du manque de vrais tests, soit cest un rapport de retard, peu importe.
Elle a essayé de réintégrer les standards : exercices modèles, bloc de questions, minuteur.
Dix minutes plus tard, Camille lève la main, gênée : Excusez-moi, mais je ny arrive pas. Je mélange tout ; ça va trop vite mais je comprends que cest le rythme requis
La voix se brisa, Éric se cala contre son dossier, Patrick avait la bouche pincée.
Jeanne sentit monter une rage sourde, pas contre eux, mais contre cette alternative absurde entre ce quil faut et ce qui aide vraiment. Elle flippait aussi : sils jugent son groupe inefficace, elle saute.
Elle stoppa le minuteur.
OK. On ne laissera pas tomber le format dexamen, mais on va sintéresser au chemin, pas juste au résultat. Et surtout, toutes les questions ont leur place, même celles qui vous semblent idiotes.
Et si on en a trop ? lança une voix du fond.
Alors on verra où ça coince, et cest là quon bosse ensemble.
Après le cours, Jeanne est allée voir la coordinatrice, non pour se justifier, mais parce quil fallait quelle pose les choses.
Assise entre des piles de dossiers, la coordinatrice, Marie-Loïse, demanda calmement :
Vous avez changé la méthode ?
Oui, répondit Jeanne. Cest un groupe dadultes. Ils ne sont pas fainéants. Ils sont fatigués, ils ont peur aussi.
On a une progression à respecter.
Je la suis. Mais sils abandonnent au bout de trois séances, on aura juste coché des cases. Moi, je veux quils aillent au bout.
Un long regard, puis :
Vous prenez la responsabilité ?
Oui. Cétait dit comme on pose une signature.
En sortant, ses mains tremblaient sous le coup de ladrénaline et du produit ménager que lagent passait dans lescalier. Elle na vraiment respiré quen se retrouvant à létage du dessous.
Les séances suivantes, cétait plus dense, mais tellement plus vivant. Elle proposa une règle simple : dix minutes au début sur ce qui coince, sans gêne. Chacun amenait ses erreurs, et lon débriefait ensemble. Elle répétait : Cachez pas les ratures, elles montrent votre réflexion. Ce nétait pas inné, mais petit à petit, ça rentrait.
Un jour, Éric savance seul au tableau. Il reste figé avec le marqueur en main.
Je vais tout oublier là
Commence par ce que tu sais déjà, encourage Jeanne. Nimporte quoi, va.
Éric écrit une formule simple, puis une deuxième, coince à la troisième.
Je bloque.
OK, quespères-tu obtenir à la fin ?
Il se redresse, réfléchit :
Je veux isoler cet inconnu, sans ce bazar autour.
Que dois-tu donc éliminer ?
Petit à petit, il franchit la porte qui bloque, produit lui-même la suite. Rouge démotion, mais dun rouge de bataille, pas de honte.
Camille, parfois en retard, débarquait décoiffée : Pardon, le petit a refusé de sendormir
Asseyez-vous, on revoit justement les bases.
Plus tard, elle lâcha en rangeant son sac : Je pensais ne jamais retrouver le coup de lire un problème sans paniquer. Là ça a marché, je crois.
Jeanne répondit juste : Cest un excellent réflexe, à ressortir le jour du concours, mais aussi ailleurs.
Pour Patrick, lévolution était différente, plus silencieuse. Un soir, il posa une annonce demploi sur la table.
Ils disent : Bac +3 souhaité Je ny faisais même pas attention avant. Maintenant, je my attarde.
Il serrait la feuille comme pour prouver que son effort était réel.
Cest honnête, vous avez un objectif clair.
Et si ça rate ?
Alors, vous saurez que vous lavez tenté, et que vous pourrez ressayer.
À la fin du module, Jeanne organisa un examen blanc. Tout le monde sy mit, la salle devint feutrée dune tension attentive, pas dangoisse.
Quand elle ramassa les copies, ils avaient tous terminé lépreuve, chose qui semblait impensable deux mois avant.
Je vous donnerai les résultats dici deux jours. Ce que je peux dire aujourdhui : vous êtes tous allés jusquau bout du sujet.
Éric osa : Même si jai raté la moitié ?
Même si. Tu es allé au bout de chaque bloc difficile.
Elle corrigeait chez elle, autour dune grande table de cuisine. Les commentaires étaient clairs, jamais condescendants. Elle soulignait chaque progrès, valorisait la stratégie plus que le résultat absolu. Étrange fatigue, mais de celles qui réconfortent.
Plus tard, elle distribua les résultats individuellement, évitant tout classement.
Camille demanda, lair anxieux : Jai dépassé le seuil ?
Pas encore, mais tu as grimpé. Il reste un petit effort à fournir, mais tu sais vers quoi aller.
Elle serra la feuille, résolue : Jessaie encore. Je pensais quà la première erreur, tout serait fini.
Non, vraiment pas.
Patrick réceptionna sa copie : Moi, je croyais que je serais plus bas !
Cest une très belle lancée. On sent la logique.
Il se mit à raconter : Moi, au boulot, je râle toujours sur les apprentis. Mais je me rends compte que, comme eux, je flippe. Je me plains, mais jessaie.
Jeanne rit, attendrie parce quil admettait ce quil naurait jamais dit avant.
Éric resta longtemps devant sa feuille.
Je nai pas échoué cest la première fois.
Non, tu nas pas échoué. Mais il faudra travailler la rapidité. Et continuer même après une erreur.
Javais crû que vous me diriez darrêter de venir
Je ne pourrais même pas te conseiller ça, cest évident !
Avant le vrai concours, ils firent encore deux cours. Pour le dernier, Jeanne leur fit nommer chacun un point quils navaient plus peur daborder :
Camille : Je crains plus les problèmes de texte, je les attaque calmement.
Patrick : Jai moins peur daller au tableau enfin, presque.
Éric : Jai moins peur de me tromper au premier essai.
Jeanne, elle, pensait à la peur de devenir obsolète. Elle ne disparaissait pas, mais nétait plus la seule. Elle découvrait quenseigner, ça pouvait vraiment être plus quune question de notes ou de bilans. Supporter les doutes des autres sans les enfoncer, cétait peut-être la partie la plus précieuse.
Les examens avaient lieu à des dates différentes. Jeanne ne pouvait quattendre des messages courts, le soir : Entré, Sorti, Pas certain. Elle ne posait pas de questions, pour ne pas rajouter de stress.
Les résultats tombèrent dans la semaine. Camille raterait la barre de trois points, mais elle écrivit : Je regrette, mais je retente. Pierre garde le petit, cest calé. Patrick, mail laconique photo à lappui : Cest passé. Éric, mieux que le blanc, mais pas assez pour être reçu : Je ne lâche pas. À la rentrée, je reviens, ok ?
Debout dans le couloir glacé, Jeanne lisait tout cela en regardant les étudiants de jour rire et manger des sandwiches. Leur légèreté contrastait fort avec la gravité chronophage de ses soirées, mais ça sonnait vrai.
La coordo la croisa ensuite :
Pas de plaintes, la présence est stable. Mais tenez le cap du programme.
Je le tiens, ne vous inquiétez pas.
Elle sortit, pas victorieuse, simplement posée, acceptant ce quelle avait choisi. Oui, cela coûtait plus cher en énergie, en implication, moins en illusions.
Dernier soir avant congés : Jeanne rentra dans sa salle vide. Les chaises alignées, le tableau encore griffé de formules oubliées. Elle lessuya doucement. Le craie sur la main, le geste lent. Fenêtre fermée, lumières coupées. Même la clé grinça sur son troisième tour, mais elle prit son temps, comme si, désormais, ce rythme tranquille lui appartenait enfin.