Filles ingrates
Claire, courbée sur la rangée de fraisiers, sentait la sueur couler désagréablement le long de son dos, trempant son t-shirt. À côté d’elle, sa sœur jumelle Camille râlait en tentant en vain de coincer une mèche rebelle sous sa casquette.
Elles désherbaient les fichus fraisiers de leur enfance.
Claire, franchement, pourquoi on fait ça ? gémit Camille, posant sa binette et essuyant son front dun revers de main. On est toutes les deux allergiques à ces fraises ! Elles pourraient bien disparaître dix fois, ça serait pareil !
Parce que, tu sais bien, « il faut aider ses parents », Claire imita la voix dAnne-Marie, leur mère, avec tant de justesse que Camille ne put retenir un sourire. Ils sont « vieux », et nous, on nest que des « filles ingrates ».
Le refrain des « filles ingrates » revenait sans cesse dans leur maison. Si les filles rechignaient à venir biner ou sarcler, tout de suite elles étaient « ingrates ». Pourtant, elles y avaient sacrifié tous leurs plus beaux étés.
Du jardin retentit un éclat de rire joyeux.
Cétait leurs vieux amis Sébastien, David et Maëlys. Ils faisaient sonner les sonnettes de leurs vélos en tenant des bouteilles de limonade bien fraîche.
Hé oh, les filles ! Vous êtes où ? On va à la rivière, venez ! Leau est à température de lait chaud ! On a déjà fait des courses au Carrefour, et Boris fait griller des saucisses !
Allez-y sans nous, cria Camille.
Les parents ne nous laisseront pas partir, ajouta Claire.
Comme vous voulez répondit Maëlys.
Camille fut à deux doigts de pleurer de jalousie.
Mon dieu, je donnerais tout pour y aller murmura-t-elle, les yeux dans le vague. Là-bas, la rivière, les grillades, la douveur dun soir de juillet Elle ferma les yeux. Mais dès quelle les rouvrait, toujours le même potager.
Quand on veut, on peut ! trancha Claire, un peu sèche mais avec son humour habituel. Ici, on en a pour des jours de boulot. Tu te souviens de ce que maman a dit ? Tant que tout nest pas désherbé, pas question de rivière ! Et si jamais il pleut, cest encore pire, tout repart de plus belle. Dans une semaine, faudra tout recommencer !
Ouais Avec le fraisier, cest encore du gâteau
Camille jeta un regard désespéré à linterminable rang de pommes de terre, à la morne file de choux plus déprimante que prometteuse et à la serre où les concombres faisaient suffoquer.
Cest plus un jardin, cest une exploitation agricole, marmonna Camille, au bord des larmes. Tu bosses, tu bosses, et ça se termine jamais Et quand tas fini, cest quil faut recommencer
Claire eut un petit rire amer, plus une grimace deffroi que de joie. Sur ce point, Camille avait raison. Ce jardin navait plus rien dun passe-temps : une vraie petite ferme de presque un demi-hectare.
Anne-Marie et Michel, leurs parents, cultivaient de tout : des pommes de terre, des choux, jusquaux tomates et concombres exotiques dont même les filles, après des années passées accrochées à leurs plants comme à un rocher, ne retenaient plus les noms.
Une partie allait régaler la famille, mais lessentiel se retrouvait sur létal du marché du coin pour arrondir les fins de mois.
Pour vendre, il fallait y passer ses journées, quil pleuve, quil vente ou que les copains passent à vélo. Filles incluses, depuis lenfance.
Claire et Camille ont passé tous leurs étés et leurs jeunes années à trimer sur ces terres. Elles voyaient leurs amis de la ville profiter de lété, aller au cinéma ou en randonnée, pendant quelles navaient quà rêver dune autre vie…
***
Aujourdhui, elles ont toutes les deux passé la quarantaine.
Installées à Lyon, avec mari, enfants, boulot et loisirs enfin, un droit au repos quelles navaient jamais connu gamines.
Mais chaque année, dès que juillet approchait, la complainte recommençait :
Mes chéries, venez nous aider ! On ny arrive plus, on vieillit ! Le jardin est envahi ! Sans vous, impossible !
Claire et Camille ajustaient leurs vacances sur le calendrier parental, laissaient tombe projets et billets davion, et partaient « de plein gré » pour leur corvée dété.
Vacances, bien sûr, mais pas toute lannée ! Et les maris voulaient aussi souffler. Les enfants, eux, lassés de la campagne, réclamaient la Méditerranée. Les sœurs, rien quà lidée des parcelles, étaient exténuées.
Mais refuser de venir, impossible.
Alors, de nouveau, Claire et Camille débarquaient en famille chez les parents pour le mois de juillet.
Le premier soir se passait toujours en grandes retrouvailles autour de la table et dun passage au sauna, puis, dès le lendemain le travail. À sept heures, le réveil sous forme de maman sonnait : « On a bien dormi ? Tant mieux, cest lheure de sy mettre ! »
À la fin du mois, tout le monde était si épuisé quil ny avait plus dénergie pour se fâcher.
Courbée sur une planche de carottes, Claire perçut son mari, Gérard, pester sous le vieux pommier, tentant de cueillir les groseilles cachées en dessous.
Gérard, tarrêtes de râler comme un vieux vinyle rayé ? cria-t-elle, couvrant le bruissement du vent, Laisse tomber ces groseilles, elles sont toutes vertes ! Autant ramasser les pommes, regarde, elles pourrissent par terre. Après, on en fera de la compote, de la confiture
Mais même elle ny croyait plus. Car pire que de désherber sous le soleil, cétait de préparer les bocaux dans la cuisine à quarante degrés, toutes les plaques allumées et la chaleur intenable. Non, autant laisser les pommes aux vers.
Claire, je tiendrai pas longtemps ! gémit Gérard, sortant de sous le pommier. Mon dos me dit quil est temps pour le divorce ! Je préfère payer une pension que refaire des vacances dans ce purgatoire ! Je taime, Claire, mais cest la fin Il sécroula dramatiquement sur le chemin.
Fais pas ta comédie, râla Claire. Tu crois que je kiffe ? Mais que veux-tu, cest nos parents ! Comment ils feraient sans nous ?
Eh bien ils lâcheraient prise, répondit Gérard. Et franchement, tant mieux.
Gérard, y a encore le toit du cabanon à réparer aussi.
Oui, jy vais.
De son côté, le mari de Camille, Julien, était bien plus placide, sinstallant en mode lord britannique sur son fauteuil pliant sous le poirier, sirotant une bière bien fraîche que leur fille venait de lui apporter et contemplant son épouse à la peine. Esprit fin, amateur dart, nullement fait pour le travail manuel, à vrai dire pour le travail tout court.
Julien, tu pourrais au moins passer la tondeuse ! lança Camille en chassant les moustiques.
Oh, mais ma chère, tu sais bien que je suis citadin, répondit Julien dun ton faussement ingénu, avec un clin dœil. Mes mains sont faites pour inspirer, pas pour peiner !
Lhumoriste de service.
Camille leva les yeux au ciel.
Julien excellait à lart dapprécier sans jamais participer et avait le don de faire croire quil était occupé alors quil ne foutait rien.
Au bout de ce « congé », alors que les nerfs étaient à vif, Claire et Camille tentèrent enfin de changer les choses.
Mais pour quoi tout ça ? lança Claire, asseyant ses parents à la table familiale. Vous nêtes plus jeunes, vous ne mangerez jamais tout ça ! On veut vous aider, on peut vous passer de largent pour acheter ce que vous voulez, partez voyager ! Oubliez ce jardin !
Oui, maman, ajouta Camille, pleine despoir. On peut même payer quelquun pour vous aider tout lété. Ça ne coûte pas si cher, et ça sauvera votre dos, notre temps, et votre santé.
Quelle idée marmonna Anne-Marie.
Abandonner le jardin ? soffusqua Michel. De largent, des ouvriers Ce nest pas quune question de tomates, cest une occupation, un but. On va faire quoi sinon, végéter sur le canapé ?
Vous pourriez aller au théâtre, au cinéma
On nest pas du genre théâtre, trancha Anne-Marie. On sait bosser, cest tout. Vous, ça vous fatigue tellement de donner un coup de main
Et puis, ajouta Michel, compter sur largent des autres, merci ! Nous, on travaille ! On ne veut pas dépendre de vous !
Cette conversation avait déjà eu lieu. Lan passé. Il y a trois ans.
Mais papa, tu te fatigues pour rien ! tenta Camille.
Se fatigue celui qui ne fait rien, rétorqua Michel. Nous, on résiste !
Mais
Vous ne voulez que vous débarrasser du boulot ! sécria Anne-Marie. Pour vous, aider, cest trop demander. Sans le jardin, vous ne seriez même pas là.
Discussion close.
***
Une année passa.
Lété revenait, toujours aussi prometteur.
Gérard proposa à Claire un séjour en Toscane, son rêve depuis toujours.
Camille, tout juste séparée de Julien, sentait un grand besoin de calme et voulait rester chez elle avec sa fille, goûter à la tranquillité, choisir enfin ce quelle ferait de ses journées.
Les deux sœurs, autour dun thé, échangèrent leurs nouvelles et leurs envies. Après réflexion, elles prirent une décision quelles jugeaient juste et vinrent annoncer la nouvelle aux parents.
Dhabitude, elles ne venaient en semaine quaux beaux jours, juste de temps en temps, vu la distance, ce qui les sauvait : sinon, jamais de vacances.
Elles cherchèrent leurs mots.
Cest Anne-Marie qui les coupa, suspicieuse :
Quest-ce que vous mijotez encore ?
Rien du tout, maman, assura Camille. Simplement on ne pourra pas venir tout juillet cette année, ni en août.
Et pourquoi donc ? Quest-ce que cest encore que ces histoires ? Vous avez perdu toute conscience ?!
Sous ce ton, les filles passaient tout de suite en mode justification.
Maman, on a réservé nos vacances en Italie, les billets sont payés, ça fait des années quon en rêve Et Gérard est fatigué aussi, pas que moi.
Aucun effet, évidemment.
Le père prit un air grognon.
En Italie, rien que ça ! commenta ironiquement Anne-Marie. Et les parents alors ? Le jardin sen sort tout seul ? Faut tout se faire soi-même ?
Maman, on vous a proposé de laide ! rappela Camille. On peut payer des gens, et puis tes voisines viendraient volontiers contre quelques euros désherber ou arroser le jardin.
Des ouvriers, cest pas pareil ! trancha Michel. On ne leur fait pas confiance. Ils bâclent tout. Vous, au moins, vous travaillez avec cœur
Mais papa, il ny a pas damour à sarcler des patates soupira Claire.
Le travail rend meilleur.
Meilleur, peut-être, mais avec un dos en compote et des ampoules partout ! protesta Camille. Notre vrai boulot nous suffit, et en vacances, on veut se reposer aussi. Ras-le-bol, là.
Vous vous reposerez à la retraite ! dit Anne-Marie. Tant quon a la force, il faut sentraider.
On veut bien aider, mais là, cest trop
Cétait vrai.
Personne ne se souvenait de vraies vacances.
Trop, hein ? répéta Anne-Marie. Et qui vous a nourries toute votre enfance ? On sest privés, fatigués pour que vous ayez tout, et voilà maintenant que notre présence vaut moins que dix jours de plage et de buffet à volonté
Arrête de nous faire culpabiliser ! saigna Claire aux tempes. On vous est reconnaissantes, mais il faut savoir doser
Le ton monta.
Les filles abandonnaient. Elles sen fichaient. Ingrates, paresseuses
Très bien ! cria Claire. Faites ce que vous voulez ! Donnez la maison à la voisine, barrez-nous de votre vie, on ne viendra pas !
Eh bien, on verra ! lança Anne-Marie ulcérée. Je vous en voudrais à jamais !
Bonne chance alors ! Peu importe !
***
Claire et Gérard partirent en Toscane. Deux semaines de vrai bonheur ! Soleil, mer, détente Les enfants aux anges à lidée de vacances pour de vrai.
Camille se fit son cocon : canapé, livres, séries, massages, virées entre amies, sans le moindre souci.
À la fin de leur pause, alors que Claire avec Gérard et les enfants s’apprêtaient à reprendre le chemin du travail et que Camille retrouvait doucement son rythme, un appel bouleversa tout.
Cétait le père.
Camille, viens, vite. Ta mère est à lhôpital. Claire, préviens-la !
Le cœur de Camille fit un bond.
En moins dune heure, toute la petite famille roulait vers la clinique la plus proche du village.
Dans le hall, ils retrouvèrent Michel.
Quest-ce qui sest passé ?
Cest grave ?
Elle a eu un malaise ?
AVC ?
Elle parle ? On peut la voir ?
Michel leur coupa la parole.
Le cœur, résuma-t-il. Elle a passé la matinée au jardin, sous le soleil, depuis six heures Elle na pas tenu.
Heureusement, plus de peur que de mal. Anne-Marie était consciente, dans une chambre normale, visiblement fatiguée, le teint pâle, mais rien dirréversible.
Mais elle jeta à ses filles un coup dœil fuyant.
Ah, vous voilà, lâcha-t-elle. Vous venez voir votre vieille mère à lagonie ?
Arrête tes bêtises, maman, intervint Claire. Cest pas si grave, les médecins ont dit que tu sortirais vite. Tu vas te remettre.
Je ne sais plus, les filles Je suis trop vieille, la fatigue ma eue. Dommage que personne nait voulu aider cette année
Camille serra les dents.
Maman, qui ta obligée à forcer ? On ta proposé de laide ! Même payer des voisines ! Pourquoi tas tout fait toute seule ?
De laide ricana amèrement Anne-Marie. Jai toujours tout fait toute seule, jai lhabitude.
Tu vois où ça ta menée, bougonna Claire.
Claire, pas maintenant ! coupa Camille.
Quoi, ai-je dit de mal ?
Disputez-vous pas à cause de moi, pleurnicha la mère.
Claire et Camille comprirent quinsister était vain.
On paiera tout, dit Camille. Les soins, les médicaments. Repose-toi.
On prendra quelqu’un pour le jardin, ajouta Claire.
Anne-Marie ne répondit rien.
En quelques jours, elle retrouva la forme, puis fut renvoyée chez elle, avec linterdiction formelle de bêcher ou sarcler.
Les filles pensaient que leurs parents allaient enfin lâcher prise.
Mais, quand elles sont revenues, la scène fut déprimante : pas de trace de laide ménagère quelles avaient payée, mais leur mère, déjà en train darracher des herbes autour des tomates.
Maman ! Tu nas pas le droit !
Je ne sais pas rester sans rien faire ! Ces filles-là bâclent tout, et cest de largent jeté par les fenêtres. Et puis, si ça vous tient à cœur, retroussez vos manches, il y a là-bas une autre rangée qui nattend que vous.
Impossible de raisonner maman. Elle nécoute jamais. Et je me demande, à la fin, si ce nest pas lamour tout simplement, malgré nos rancœurs, qui nous amène chaque été sur ces foutus rangs de légumes. Peut-être que, sans tout ce potager, on naurait plus vraiment de parents à retrouver. Voilà ma leçon : il faut parfois accepter quon ne changera jamais sa famille on doit juste apprendre à en aimer les défauts.
