Les filles ingrates : Entre corvées familiales, vacances rêvées et la culpabilité des parents à la campagne française

Filles ingrates

Élodie, courbée au-dessus dun sillon, sentait la sueur qui, collante et désagréable, glissait dans son dos sous le tee-shirt. A ses côtés, sa sœur jumelle, Camille, râlait en tentant désespérément de coincer sous sa casquette une mèche rebelle.

Elles désherbaient les maudites rangées de fraisiers.

Dis, Élo, pourquoi on fait ça ? bougonna Camille, reposant sa binette, essuyant la sueur de son front du revers de la main. On est toutes les deux allergiques à ces fraises ! Quelles crèvent au diable

Parce que « il faut aider les parents », imita Élodie la voix de leur mère, Sylvie Dubois. Sa caricature était si juste que Camille eut un sourire malgré elle. Forcément, « ils sont vieux », et nous, « on est des filles ingrates ».

Le refrain des « filles ingrates » revenait souvent chez eux. Dès que les jumelles rechignaient devant le boulot du potager, hop, elles nétaient plus que des ingrates. Pourtant, elles avaient déjà donné à cette terre tous leurs plus beaux étés denfance.

Du portail, des éclats de rires leur parvinrent.

Leur petite bande damis passait à vélo Paul, Damien, et Lise, bouteilles de limonade à la main, sonnaient à tout va et hurlaient à travers la haie.

Hé les filles ! Vous êtes où ? Venez, on va à la rivière ! Leau est bonne aujourdhui, chaude comme du lait frais ! On sest arrêtés à la boulangerie, Bastien fait déjà griller des saucisses ! Allez, venez !

Allez-y sans nous ! cria Camille.

Les parents ne voudront jamais ! ajouta Élodie.

Bon bah, comme vous voulez répondit Lise en riant.

Camille sentit la jalousie lui monter aux yeux.

Mon dieu, jaimerais tellement y aller murmura-t-elle dans un souffle, le regard flou de rêverie. Là-bas, la rivière, les grillades, le début de soirée de juillet Elle ferma un instant les yeux, puis les rouvrit sur le potager.

Quand on veut pas, on oublie de vouloir trancha Élodie, mi ironique, mi résignée. On a du boulot pour dix personnes. Tu veux quon recommence la scène de la dernière fois ? Tu te souviens ? Tant quon na pas tout désherbé, pas de rivière ! Et si jamais il pleut, cest le drame tout repousse, comme par magie, et on recommence à zéro la semaine suivante.

Ouais. Et les fraises, cest le cadet de nos soucis

Du regard, Camille engloba les interminables rangées de pommes de terre, les misérables pieds de choux tristes amas de feuilles fanées, plus proches des orties que dune moisson prometteuse, et la serre pleine de concombres, où lon manquait de sévanouir dès quon posait un pied.

Tu parles dun jardin, cest une vraie exploitation agricole ici, lâcha-t-elle dans un souffle, au bord des larmes. Peu importe combien tu bosses, y en a toujours plus Et quand tas fini, faut tout recommencer

Élodie lâcha un petit rire, mais sa moue exprimait plutôt leffroi que la joie. Il faut dire que Camille navait pas tort chez les Dubois, ce quon appelait « le potager » aurait pu nourrir tout le village. Une véritable principauté maraîchère, pas loin dun demi-hectare.

Leurs parents, Sylvie Dubois et François Martin, cultivaient tout ce qui leur tombait sous la main. Pommes de terre, choux, et les dernières variétés extravagantes de tomates dont ni Élodie ni Camille ne retenaient jamais les noms, même après les avoir passées des semaines à genoux devant.

Une partie de la récolte finissait dans leurs assiettes, mais lessentiel : au marché local, où Sylvie vendait tout pour arrondir les fins de mois.

Alors il fallait trimer, peu importe le temps ou lhumeur, pendant que les camarades paradaient à vélo autour du village, riant à gorge déployée. Et les filles trimaient avec les parents, depuis lâge où elles savaient marcher.

Ainsi, toute leur enfance et adolescence sétaient enfouies dans cette terre, à regarder les amis de la ville profiter de leur été, aller au cinéma, aux fêtes, aux randonnées tandis quelles, coincées au village, nen rêvaient même plus.

***

Aujourdhui, elles avaient dépassé la quarantaine.

Chacune habitait en ville, avec famille, métier, loisirs ce bonheur rare : le droit au repos, quelles navaient jamais connu dans leur enfance.

Mais chaque année, en juin, les parents reprenaient leur refrain :

Les filles, venez nous aider ! On est trop vieux On narrive plus à suivre, le jardin est envahi ! Sans vous, cest impossible !

Alors Élodie et Camille adaptaient leurs congés aux exigences du potager, laissaient tomber travail, projets, réservations, et débarquaient, en « exil volontaire » dans la campagne bourguignonne.

Mais le congé, ce nest pas toute lannée Élodie et Camille ont aussi une vie : les maris veulent souffler, les enfants, las de la campagne, supplient pour une semaine à la mer ; quant à elles, rien quà lidée du potager, elles sont épuisées davance.

Pourtant, malgré tout, impossible de dire non aux parents.

Elles débarquaient à nouveau, avec conjoints et enfants, pour tout juillet.

Le premier soir : festin et apéro, petite séance dans la vieille salle deau pour chasser la fatigue de la route. Dès le lendemain, à sept heures, réveil en fanfare la voix de leur mère qui martèle : « Allez hop, il y a assez dormi, maintenant au boulot ! »

À la fin du mois, cétait la fatigue générale. Trop fatigués même pour être en colère.

Tandis quÉlodie arrachait des mauvaises herbes, elle entendait les jurons de son mari, Guillaume, planqué sous le vieux pommier, tentant de cueillir des groseilles dans les ronces.

Guillaume ! Arrête de râler comme un tracteur en panne ! cria-t-elle par-dessus le chant des feuilles. Laisse tomber les groseilles, trop acides ! Ramasse plutôt les pommes, elles tombent, elles pourrissent ! On pourra faire une compote, un peu de confiture

Dans le fond, Élodie ny croyait pas elle-même. Rien de pire que de cuisiner les conserves, après avoir trimé dehors sous la chaleur. Lodeur du gaz, la cuisine qui devient sauna Non, tant pis, que les chenilles les mangent.

Élodie, je nen peux plus ! se lamenta Guillaume en se redressant. Mon dos hurle, cest lheure du divorce ! Je préfère payer une pension quun été de plus dans ce bagne ! Je taime, mais là, cest la goutte de trop Il seffondra sur la pelouse, théâtral.

Guillaume, arrête ton cinéma, répliqua-t-elle, On na pas le choix. Que veux-tu quils fassent, les parents ?

Ils sen sortiront, maugréa-t-il. Lâche prise !

Et essaie de réparer la porte de la remise pendant que tu râles

Jy vais, jy vais

Quant à Camille, son mari Laurent se la jouait aristocrate, confortablement installé sous le poirier, une limonade fraîche à la main, pendant quil observait sa femme sescrimer avec lherbe.

Laurent, tu pourrais au moins passer la tondeuse ! protesta Camille, excédée.

Camillou, tu me vois en jardinier ? répondit-il avec un clin dœil. Je suis un citadin. Mes mains ne sont pas faites pour ça, mais pour encourager, dune voix inspirée, mes charmantes épouses à se surpasser dans leurs œuvres champêtres !

Quel humoriste

Camille leva les yeux au ciel : Laurent était un maître de la contemplation du beau, du verbe brillant et du report des corvées sur autrui. Il prenait parfois lair occupé, mais ne travaillait jamais vraiment.

Au terme de ces « vacances », alors que les nerfs étaient à vif, Élodie et Camille tentèrent une discussion :

Papa, Maman, pourquoi tout ça ? lança Élodie, installant ses parents à la table de la cuisine familiale. À quoi bon tous ces légumes ? Pommes de terre, concombres Vous nallez pas tout manger, ni tout vendre ! On peut vous aider autrement, vous donner de largent, embaucher un jardinier. Reposez-vous ! Profitez, partez en vacances, achetez au marché ce quil vous plaît, et arrêtez ce cirque.

Oui, on peut même engager une aide, ajouta Camille, pleine despoir. Ça coûtera bien moins cher que votre santé et quun mois de travail familial perdu.

Quelle idée soupira leur mère.

Pas de jardin ? soffusqua François. De largent, un jardinier Mais le jardin, cest ce qui nous occupe ! Sinon, on va faire quoi, sennuyer devant la télé ?

Bah, on pourrait aller au théâtre, hasarda Élodie.

Voyons, jamais de la vie ! rejeta Sylvie. On a toujours bossé. Je naurais pas cru que vous seriez si paresseuses avec vos parents

Et puis, vivre des sous des enfants tous les mois, très peu pour moi, coupa François. Ce nest pas cette vie-là que je veux.

Cette discussion, elles lavaient déjà eue. Et lannée dernière. Et celle davant.

Mais, Papa, cest épuisant tenta Camille.

Cest fatiguant, pour ceux qui ne font rien ! trancha François. Nous, on tient encore la route.

Vous voulez juste vous débarrasser de nous ! sindigna Sylvie. On pensait pas que ce serait un tel fardeau pour vous Si on navait pas le jardin, vous ne viendriez même plus.

Fin de la conversation.

***

Une année passa.

Lété approchait, aussi prometteur quavant.

Guillaume annonça à Élodie une escapade à Florence, dont elle rêvait depuis toujours.

Camille, divorcée de Laurent, qui navait jamais cherché le moindre emploi, naspirait quau calme et à la tranquillité. Elle voulait rester chez elle à Paris, juste avec sa fille, ne rien faire de plus que ce qui lui ferait plaisir.

Autour dun thé, les deux sœurs évoquèrent leurs projets dété, partagèrent leur ras-le-bol, et prirent une décision : cette fois, elles ne sacrifieraient pas tout juillet pour le potager.

Comme leurs parents vivaient loin, cela les sauvait : hors de question de perdre tous leurs weekends en corvées. Elles prirent leur courage à deux mains et décidèrent daller lannoncer.

Sylvie, flairant lentourloupe, les avait à peine fait entrer quelle demanda, méfiante :

Il se passe quoi ? Encore une lubie ?

Rien, rassura Camille. Cest juste quon ne pourra pas venir en juillet. Ni en août.

Comment ça ? Mais vous perdez la tête ?! Aucune honte !

Sous le ton indigné, elles réagirent comme dhabitude : excuses et explications.

Tu sais bien, Maman, dit Élodie, Guillaume a pris ses congés, on part à Florence, on a tout réservé Ça fait des années quon nest pas partis

Bien sûr, aucune compassion.

Le père fit la grimace.

À Florence, tiens donc ! ironisa Sylvie. Et les parents, ils peuvent bien attendre, cest ça ? Le potager va se désherber tout seul ?

On vous a proposé dengager des gens ! rappela Camille, Plein de voisins viendraient pour un peu dargent

Ce nest pas pareil ! trancha François. Les autres font ça nimporte comment, sans cœur. Vous, au moins, vous le faites bien.

Franchement, qui met du cœur à désherber des patates, Papa ? simpatienta Élodie.

Le travail, ça rend meilleur.

Ça use surtout le dos et les mains ! sénerva Camille. On nest pas des servantes. On bosse déjà toute lannée, et pour nos congés, cest trop.

Vous vous reposerez à la retraite ! trancha Sylvie. Tant quon peut, on aide sa famille.

On veut bien rendre service, mais là, ça suffit

La vérité, personne ne se rappelait plus ce quétait de vraies vacances.

Assez, donc, répéta Sylvie. Qui vous a élevés ? Qui sest sacrifié pour vous ? Et maintenant, dix petits jours à la plage, ça passe devant vos propres parents ?

Maman, arrête, on vous aime, mais il faut doser

La discussion dégénéra.

Filles ingratées. Filles égoïstes. Filles paresseuses.

Très bien, lâcha Élodie, la gorge serrée. Faites ce que vous voulez. Déshéritez-nous, fâchez-vous, peu importe. On ne viendra pas cette fois !

Dans ce cas, nattendez rien de nous ! hurla Sylvie.

Pas de souci ! lança Camille en sortant.

***

Élodie et Guillaume partirent pour Florence. Deux semaines sublimes : rien que le soleil, la mer, la dolce vita, les enfants sages comme des images.

Camille se fit, elle, son propre festival à la maison : séries, romans, amis, massages la paix totale.

Mais alors que tout sachevait et que chacun reprenait une vie normale, le téléphone sonna.

Cétait leur père.

Camille, viens vite. Ta mère est à lhôpital. Préviens ta sœur.

Le cœur serré, Camille fonça retrouver Élodie et leur père dans lhôpital rural voisin.

Que sest-il passé ?

Qua-t-elle ?

Cest le cœur, expliqua François, la voix grave. Elle sest épuisée dans le jardin, de six heures à quinze heures en plein soleil. Forcément, elle a été mal.

Finalement, plus de peur que de mal : Sylvie était consciente, pâle mais bien en forme. Un gros coup de fatigue, tension à surveiller, mais rien dirréversible.

À peine un regard pour ses filles.

Ah, vous voilà. Vous venez voir votre pauvre mère qui meurt, maintenant ?

Maman, arrête tes bêtises, coupa Élodie. Cest pas si grave, on va te remettre sur pied, ils parlent déjà de sortie.

Je ne sais pas, mes filles Je suis trop vieille. Jaurais eu besoin daide

Camille serra machinalement la mâchoire.

Maman, tu te mets ta santé en danger ! On ta proposé de laide, on ta dit dembaucher des voisins, mais tu ne veux rien entendre

Oh, votre aide ! Je nai besoin de personne, je men sors toujours seule. Si personne ne vient, javance. Jaime travailler.

Et voilà le résultat, lâcha Élodie.

Pas la peine de sengueuler par ma faute, soupira leur mère, théâtrale.

Élodie et Camille se turent, comprenant que toute discussion était inutile.

On payera tout, dit Camille. Médicaments, hôpital. Prends soin de toi, sil te plaît.

Et on trouvera une aide, ajouta Élodie.

Sylvie ne répondit rien.

En une semaine, elle était de retour à la maison, le moral bien meilleur mais les médecins étaient formels : plus question de forcer.

Pourtant, lors de leur visite suivante, Élodie et Camille trouvèrent leur mère en plein travail, courbée dans la terre, les mains dans les tomates. Les deux aide-jardinières avaient disparu.

Maman ! Tu nas pas le droit !

Je ne peux pas rester sans rien faire. Ces dames nont rien compris. Jai économisé votre argent, on le mettra ailleurs. Si vous tenez à vos parents, venez donc passer la binette sur cette planche-là.

Inutile de discuter : elle nen fera toujours quà sa tête.

***

Ce jour-là, de retour à Paris, jai pris le temps de relire mon histoire. Jai compris que, parfois, ce nest pas lamour ou lingratitude qui guide les gestes, mais la routine, la peur du vide, la fidélité à un mode de vie transmis comme une dette silencieuse. On voudrait réinventer les règles avec nos parents, mais on finit toujours par reproduire leur logique, en croyant la briser. Ça ma appris une chose essentielle : il faut dialoguer, dire ses limites sans honte, aimer sans culpabiliser mais aussi accepter que ceux quon aime restent fidèles à ce qui est devenu, avec les années, le sens de leur existence.

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Les filles ingrates : Entre corvées familiales, vacances rêvées et la culpabilité des parents à la campagne française
Elle voulait simplement voir pour qui il l’avait échangée…