Un feuille d’automne se posa dans ma main tendue. Je l’observais, admirant les nervures au bord, avant de relever la tête vers Claire, qui marchait à côté de moi, les bras chargés de feuilles mordorées et écarlates.
Claire, tu ne vas pas nous quitter, papa et moi, n’est-ce pas?
Je levais vers elle un regard inquiet, elle, qui était comme une maman pour moi. Son silence fut d’abord de marbre, ses pensées balayant son esprit comme le vent fait tourbillonner les feuilles tombées. Une opportunité s’offrait à elle: un stage longue durée, à l’étranger. Peut-être même définitif. Mais ici, il y avait Paul, avec qui elle partageait sa vie depuis cinq ans, et moi, sur qui elle veillait comme sur son propre fils. Renoncer à ce futur brillant, ce rêve qu’elle avait cultivé, lui semblait impossible. Mais tout quitter, l’était tout autant.
Finalement, elle fit son choix.
Non, jamais, prononça-t-elle d’une voix douce. Je ne vous abandonnerai pas.
***
Dix ans plus tard.
Demain, je me marie. Claire, dans sa chambre, ajustait une robe flamboyante, jaune pâle, ornée de petits motifs floraux. Paul, fidèle comme à son habitude, complimenta son choix, jurant quelle était superbe.
Oh, Léo, t’arriveras à l’heure, hein? lui lançai-je en traversant le salon comme un courant d’air.
Ça aurait pu sarrêter là. Mais en croisant Claire dans cette tenue, je fus frappé.
Maman…, murmurai-je, tu comptes vraiment venir habillée comme ça?
Pourquoi pas ? répondit-elle, étonnée.
Je balbutiais, sachant que mes paroles allaient la heurter.
Les parents de Lucie enfin, ils font toujours dans le classique, le chic Et toi, avec cette robe c’est trop… trop voyant. Les gens vont te juger, c’est vraiment pas approprié.
Mais elle me plaît, cette robe! Paul, toi aussi, tu la trouves belle, non?
Claire cherchait du soutien du côté de Paul.
Très belle, répondit-il rapidement, visiblement décidé à ne pas se mêler des débats.
Mais enfin, papa, tu ny connais rien! insistai-je, exaspéré. S’il te plaît, maman, mets quelque chose d’élégant et de neutre genre noir ou gris.
Noir, à un mariage?
Pourquoi pas? Ou un beige, classique et sans risque.
Claire hocha la tête, vaincue.
Quelques heures plus tard, elle fit son entrée dans un fourreau bleu marine, sobre, impeccable. Je soupirai de soulagement. Mais au fond, elle avait déjà compris qu’elle avait cédé, non pas parce qu’elle ne s’appréciait pas dans cette robe, mais pour que personne ne la juge, pour que je ne sois pas gêné.
Au mariage, tout était pompe, faste, et faux. Les rires résonnaient secs comme des pierres qui s’entrechoquent. Moi, comblé par ma nouvelle femme, je ne voyais que de léclat. Mais Claire, elle, seffaçait dans une discrétion qui nétait pas la sienne.
***
Encore dix ans sécoulèrent. Paul était parti trop tôt, foudroyé par un AVC. Claire, seule dans leur grand appartement haussmannien, tentait de rester proche de ma femme et moi. Parfois, elle envoyait un message, tentant de s’accrocher à un semblant de famille. Mais cet effort restait vain.
Ce matin-là, à huit heures, je toquai à la porte. Trop tôt, même pour quelquun comme moi.
Claire Quand est-ce que tu comptes déménager? lançai-je, presque froidement.
Déménager? Où veux-tu que jaille? répondit-elle, déconcertée.
Ce nest pas un ultimatum… mais il faudrait que tu partes dici avant la fin de lannée. On doit vendre lappartement
Pour Claire, ma demande était un choc.
Léo, cette maison, c’est la mienne aussi… Je tai élevé ici, jy ai construit ma vie avec ton père. Tu ne peux pas me jeter dehors!
Mes arguments sentrechoquaient dans ma tête, mais mon ambition, mes projets, avaient déjà pris le dessus.
Tu comprends, Claire. On voudrait acheter plus grand. Et cette vente est essentielle pour moi.
Je la vis encaisser le coup. Elle ne répondit rien et séloigna, dignement.
À cinquante-cinq ans, Claire s’installa dans une petite ville au cœur du Morvan. Un studio minuscule, mais avec une jolie vue sur la place principale. À force de chercher, elle trouva un poste à la maison médicale locale. Elle récupéra un vieux chat, Roussel, qui errait près de son immeuble. Deux âmes esseulées trouvaient un semblant de réconfort.
Quelques années plus tard, son corps la trahit. Un AVC la frappa violemment. Mais contrairement à Paul, elle en réchappa. Lentement, elle réapprit à vivre, à marcher. Mais elle devait suspendre son travail, et les factures s’entassaient. Désespérée, elle me téléphona.
Léo? Tu es là?
Claire? Quel événement pour que tu me rappelles après toutes ces années! Toujours pas de nouvelles, rien. Et là, tu me téléphones?
Jai besoin dun peu daide. Jai des soucis avec mon crédit
Mes mots sortirent avant même que je ne réfléchisse.
Vraiment? Tu te rends compte? Après tout ce que jai fait, maintenant tu cherches encore à mutiliser?
Elle seffondra.
Très bien Léo, laisse tomber. Jaurais dû savoir que tu ne voulais plus rien à voir avec moi.
***
Les dernières années furent un mélange de résilience et de recommencement. Claire, au milieu des vallons bourguignons, créa une nouvelle vie. Complices avec son voisin, elle redécouvrait la simplicité. Et puis, il y eut cet appel inattendu.
Maman Cest moi, Léo
Elle resta muette.
Jai merdé, maman. Lucie me quitte. Elle garde tout. Jai rien. Jai été bête, égoïste… Est-ce que je peux venir chez toi? Jai plus personne.
Elle prit une grande inspiration.
Cest intéressant, Léo Moi aussi, je n’avais personne. Et tu ne t’en es jamais soucié.
Jai appris, maman. Jai compris ce que cest dêtre seul, de ne rien avoir
Appris un peu tard, non? répondit-elle calmement.
Elle raccrocha. Claire regarda son téléphone. Un dernier lien avec un passé quelle choisissait dabandonner, comme une vieille photo que lon place dans une boîte quon nouvrira plus.
