Depuis six mois, mon mari et moi versons une rémunération à ma mère pour quelle garde notre enfant. Cela nous semble naturel, mais ma belle-mère, elle, sen offusque comment une mère peut-elle accepter de largent de ses propres enfants pour prendre soin de son petit-fils!
Pourtant, à mes yeux, tout leffort mérite salaire, surtout en considérant ce que ma mère accomplit pour nous.
Il y a environ un an surgit une situation aussi étrange quune rue de Paris perdue dans le brouillard nocturne: mon mari fut licencié de son travail, notre unique source de revenus, et le temps sest alors distordu. Réunis autour dune table bancale, telle une scène de bistrot surréaliste, nous avons dû trancher: je devais arrêter de travailler, moccuper de notre fils (il avait alors dix-huit mois), et attendre que la brume se lève.
Évidemment, cela narrangeait personne, ni mon mari qui se sentait prisonnier dun aquarium, ni moi que le souffle de la liberté manquait. Mais avec un prêt immobilier qui rôdait comme un chat sur le palier, et un bébé à la maison, nous étions pieds et poings liés. Mon salaire ne pouvait pas couvrir la tempête et, à cause de notre fils, mon mari ne pouvait pas courir les entretiens dembauche. Chaque jour, les euros séchappaient de notre portefeuille comme si le vent soufflait au cœur du salon.
Alors, nous avons appelé nos parents à la rescousse un appel dans le brouillard au secours danciens capitaines. Nous leur avons demandé sils pouvaient garder leur petit-fils, juste quelques mois, le temps de redresser la barre et de trouver assez deuros pour engager une nourrice.
Ils comprenaient, bien sûr, mais tous étaient encore prisonniers de leur quotidien: ma mère, fonctionnaire, égarée dans des horaires impossibles; mon père, absorbé par ses trains miniatures. Nous tournions en rond dans notre cage à écureuils, langoisse montant chaque semaine.
Puis, tel un oiseau tombé du rêve, ma mère est apparue avec une proposition: elle prendrait sa retraite plus tôt que prévu. Elle a juste demandé que nous réglions ses factures délectricité, car sa pension ny suffirait pas. Nous avons accepté, les larmes égarées quelque part derrière nos paupières.
Dès lors, elle est arrivée chaque matin, fantomatique silhouette dans le couloir, pour veiller sur notre enfant tandis que je partais travailler et que mon mari seffilochait à la recherche dun emploi. Au bout dune semaine, il avait déjà trouvé un poste bien moindre quavant, certes, mais un point dancrage dans la tempête. Il continuait néanmoins de scruter le ciel à la recherche de meilleures opportunités.
Chez nous, la présence de ma mère changea tout: la vaisselle chantait sous sa main, les chemises se repassaient presque seules, le parfum dun pot-au-feu flottait comme un vent dété entre les murs. Les soirs, je navais plus limpression dêtre poursuivie par les tâches ménagères ou dêtre découpée entre la cuisine et le repassage.
Parfois, la culpabilité sinvitait, serpent discret, de la voir saffairer ainsi. Mais elle souriait, disait que ses journées coulaient plus vite avec un enfant dans les bras. Pourtant, ce malaise me restait, comme un goût damande sur la langue.
Un soir au clair de lune, jai parlé à mon mari. Il ma avoué voir aussi tout ce que ma mère portait sur ses épaules. Nous avons décidé de lui offrir, en plus des factures, une sorte de salaire mensuel. Grâce à elle, jai pu me concentrer sur mon poste, grimper les échelons, alors que mon mari ramenait aussi plus dargent grâce au télétravail. Les soirées sont devenues plus douces jappartenais de nouveau à mon fils, sans la fatigue de la lessive ou du balai.
Quand jai annoncé à ma mère cette décision, elle sest emballée, refusant cette idée de «payer pour lamour». Mais nous lavons convaincue cet argent, cétait la reconnaissance de son immense aide, pas une aumône. Nous avons insisté: elle rendait nos vies meilleures, plus simples.
Finalement, elle a accepté cet arrangement éthéré. La maison est restée en ordre, notre fils heureux, la cuisine pleine de parfums, et ma mère sans soucis de fin de mois. Tout allait bien, hors du temps.
Mais le nuage sombre, cétait ma belle-mère, Lucienne. Elle a appris par un hasard glissant une discussion autour dun projet de vacances au bord de la Méditerranée, où ma mère, mi-fiérote, a lâché quun petit pécule pourrait la guider jusquaux rives de Nice. Lucienne a voulu comprendre. Ma mère, maladroite, a tout raconté.
Elle est venue, visage fermé comme une porte du métro, blasphémer ce manque de morale jamais, dans SA famille, on naidait pour de largent. «Chez nous, on donne, on nattend rien!» Mon mari alors, la arrêtée: «Quand nous avons eu besoin daide, tu as disparu parmi les ombres.»
Depuis, Lucienne se tait à moitié, grommelle parfois quon sest laissé avoir et que ma mère profite. Mais je crois quen vérité, cest la pointe de lenvie qui murmure derrière ses reproches car de ce côté du miroir, notre étrange arrangement a su, dans le vacarme du rêve, ramener la paix sur les bords de la Seine.
