Lorsque mes parents se séparèrent, je fus ramenée chez mon père, tandis que ma mère ne me pardonna jamais. Javais quinze ans quand Colette décida quelle avait besoin dune existence plus légère, dun compagnon plus jeune, pour enfin respirer le bonheur.
Depuis toujours, javais limpression dêtre un vestige qui ne correspondait pas à son tableau idéal. Dans son imagination, elle dessinait le portrait dune petite fille aux cheveux dor, aux yeux azur, à la peau de porcelaine, comme un souffle de printemps. Au lieu de cela, je naquis avec les rides de ma grandmère, les cheveux noirs comme la nuit, le nez planté comme une petite patate qui saccroche à mon visage.
«Ne souris pas si largement,» me disaitelle, «avec tes dents, il vaut mieux rester grave.»
«Pourquoi tes cheveux sontils si rebelles?», soffusquaitelle en me tressant des nattes impossibles à dompter.
«Et notre nez, questce que cest?», reniflaitelle, comme si je lavais acheté au marché à la mauvaise taille.
Ces remarques gravèrent en moi des complexes qui ne sortirent pas du néant, mais qui montraient surtout que Colette ne maimait pas. Ainsi, lorsquelle annonça quelle partait vivre avec son nouveau compagnon, je restai auprès dHenri, comme un acte de politesse envers un père surpris.
Avec le temps, Henri retrouva son équilibre, réarrangea sa vie comme on répare un vieux tableau. Il me demandait parfois de passer la nuit chez ses amis. Jétais grande, je comprenais, je ne le lui reprochais pas, mais je pressentais son désir de liberté comme un parfum dété qui séchappe.
Il y eut un anniversaire qui marqua ma mémoire. Jéconomisai quelques euros, achetai des ballons colorés et un gâteau à la framboise. Imaginezvous la scène: je franchis la porte de lappartement, le cœur battant, prêt à offrir une surprise. La porte était verrouillée de lintérieur. Henri louvrit dun geste lent, et, sans même regarder le présent, il déclara dune voix étouffée:
«Mélusine, passe la nuit ailleurs. Ne me gâche pas la soirée, et claque la porte au nez.»
Je sortis. Lautomne sépaississait, le vent sengouffrait dans les ruelles de Lyon, les ballons senvolaient comme des nuages en papier. «Jinviterai mes amis à passer la nuit chez moi», pensaije, le ventre noué. Si le soleil était resté, jaurais pu dormir sous les étoiles, mais la fraîcheur me poussait à chercher refuge. Je pris le gâteau, le transportai comme un talisman, et je marchai vers lappartement de mon ami, le souffle court, murmurant que je ne rentrerais pas les mains vides.
Les années sécoulèrent, Henri épousa une nouvelle femme, et il ny eut plus de place pour moi, ni dans son appartement, ni dans son cœur. Javais construit ma vie seule, comme un château de sable qui résiste aux vagues. Peutêtre auraisje avancé davantage si ma mère navait pas semé ces doutes dès mon enfance; je me suis toujours crue laide, inutile.
Pourtant, un jour, jai rencontré un homme qui ma offert son amour, qui a rallumé ma foi en moimême et en lhumanité. Vingtetun ans se sont écoulés depuis, et je vis aujourdhui avec mon mari, deux enfants, une famille où les rires remplissent les pièces. Aucun contact na jamais été rétabli avec mes parents.
Récemment, une voix rauque mappela dans la rue. Cétait Colette, aujourdhui une vieille femme aux épaules voûtées, dont la retraite ne suffisait plus. Elle saccrocha à des mots dun passé rongé de mépris:
«Bonjour, rien na changé en toi, petite! Tu portes toujours la même innocence, tu ne sais toujours pas comment thabiller.»
Sa sœur, qui se tenait à côté, ajouta: «Tu nous as trahies, tu es restée chez ton père. Cela restera gravé en nous.»
«Cest toi qui es partie, nestce pas?», tentaije de justifier. «Astu trouvé le bonheur avec ton nouveau compagnon?»
Colette me confia que son nouveau mari lavait quittée, quelle vivait désormais seule, que sa pension était insuffisante. Elle désirait rencontrer ma famille, prête à accepter mon aide pour apaiser son «trahison».
Je promis den parler à mon mari, de rencontrer ma bellemère. Ainsi débuta une année sous le slogan «Se souvenir des proches oubliés». Un mois après cette rencontre, je heurtai presque mon père dans le couloir, comme un songe où les silhouettes se chevauchent.
Même avec ses épouses, il narrivait pas à trouver la paix. Il me reprochait de ne plus lui écrire, de mêtre enfuie, de ne pas avoir aidé. Il exprimait toutefois le souhait de connaître ses petitsenfants et son gendre.
Dans ce rêve persistant, les frontières sestompent, les mots glissent comme des bulles de savon, et chaque souvenir se transforme en une scène où le passé et le présent dansent sous la lueur incertaine dune lune parisienne.
