Je me souviens, comme si le temps sétait arrêté sur la vieille maison de campagne des Marchand, du bord de la Loire, où les pommiers âgés projetaient leurs ombres fraîches sur les allées de gravier. «Cette maison de campagne, cest la mienne», annonçait Irène Marchand dune voix ferme, «et vous, vous nêtes quune invitée», ajoutait-elle à sa belle-sœur.
«Mélusine, tu ne las pas fait exprès, nestce pas?! Javais pourtant demandé de ne pas replanter les phlox sans moi!», sécria Irène, les bras en lair, en observant le parterre dérangé. «Ces fleurs, ma mère les avait plantées elle-même!»
«Ils étaient envahis, Irène,», balbutia timidement Mélusine, essuyant la terre de ses mains sur son tablier. «Je voulais bien faire, je pensais te faire plaisir»
Irène secoua la tête, les lèvres pincées. Avec son mari, Benoît, elles peinaient toujours à se comprendre. Elle nen pouvait plus de ses petites fautes: trop de sel dans le souper, le linge mal étendu, nimporte quel autre cafouillage.
«Passons», soupira Irène. «La prochaine fois, demande avant dagir. Ces fleurs sont un souvenir.»
Le soleil de cet été brûlait sans pitié, forçant chacun à chercher refuge sous les grands pommiers plantés par les parents de Benoît et dIrène. Au seuil de la maison, une vieille cafetière à charbon fumait, répandant son arôme dans lair.
«Benoît viendra pour le dîner?», demanda Mélusine en dressant la table sous le pommier centenaire.
«Il ma dit quil ferait son possible,», répondit Irène en posant les assiettes. «Mais tu connais mon frère; sil est débordé, il peut être en retard.»
Benoît, ingénieur en chef à lusine de SaintÉtienne, était souvent absorbé par son travail. Il nétait marié à Mélusine que depuis six mois, et cet été était le premier où ils avaient passé les vacances dans la maison familiale.
«Jai mis à cuire une confiture», annonça Mélusine, espérant dissiper la tension. «Avec les fraises que nous avons cueillies hier.»
«Des fraises?», haussa un sourcil Irène. «Nous avions prévu den congeler une partie dabord»
«Je pensais quon ne pouvait jamais avoir trop de confiture,» répliqua Mélusine avec un sourire. «Jai même essayé la vieille recette de ma grandmère, avec un zeste dorange.»
Irène resta muette, son visage traduisant un désaccord profond. À quarantecinq ans, elle passait ses étés depuis la mort de ses parents, connaissant chaque clou, chaque rangée de légumes comme le fond de sa poche. Maintenant, une jeune femme de vingtsept ans venait bouleverser ces repères.
«Pensestu que Benoît aimera?», demanda Mélusine, pleine despoir.
«Je ne sais pas,» répondit sèchement Irène. «Benoît a toujours aimé la confiture de ma mère.»
Assises à la même table, la chaleur et le silence les oppressaient. Enfin, Mélusine explosa :
«Irène, je vois que tu es fâchée. Peuxtu simplement me dire ce qui ne va pas?»
Irène soupira longuement :
«Ma chère, cette maison nest pas quun simple chalet, cest le souvenir de nos parents. Chaque buisson, chaque rangée a été planté de leurs mains. Jai lhabitude que tout suive son cours. Et toi, tu arrives et tout bouleverses.»
«Je ne voulais rien gâcher,» murmura Mélusine. «Je veux simplement me sentir chez moi, comme vous.»
Irène observa sa bellesœur: fine, aux cheveux blonds, aux yeux gris perçants, si différente de la lenteur et de la stabilité de la famille Marchand. Tout ce que Mélusine faisait était rapide, enthousiaste, parfois sans réfléchir.
«Tu sais», commença Irène, mais le bruit dune voiture interrompit son discours.
«Benoît est arrivé!», sécria Mélusine, courant à lextérieur.
Benoît, grand homme aux épaules larges et aux tempes légèrement grisonnantes, descendit de la voiture, un énorme melon deau sous le bras.
«Mes dames chéries!», lançatil avec un large sourire. «Comment avezvous survécu sans moi?»
Mélusine se jeta dans ses bras; Irène savança, digne, comme une sœur aînée.
«Tout va bien, mon cher Benoît,» dit Irène. «Mélusine et moi tenons les rênes.»
«Parfait!», sexclama Benoît en serrant sa sœur dune main détendue. «Jai apporté des douceurs: un melon, des bonbons pour les gourmands, et», il marqua une pause, «pour toi, Irène, de nouvelles variétés de géraniums. Je sais combien tu les adores.»
Les yeux dIrène silluminèrent :
«Benoît!Doù viennentils?Tu les as volés à M. Semeyev?»
«Non, je les ai dénichés chez le vieux maître du jardin,» réponditil fièrement. «Je lai à peine convaincu.»
Le soir sécoula tranquillement: on mangea le melon, on sirota du thé avec des biscuits, Benoît racontait ses affaires dusine, Mélusine buvait chaque mot, et Irène admirait les bulbes de géraniums, déjà en train de rêver où les planter.
Le lendemain, Benoît repartit en ville pour des affaires urgentes, laissant les deux femmes seules.
«Je pensais déplacer les framboises près de la clôture lointaine,» proposa Mélusine au petit déjeuner. «Il y a plus de soleil, plus despace. Et à la place, on pourrait installer une aire de jeux pour les enfants.»
Irène, la tasse à la bouche, resta figée :
«Une aire de jeux?»
«Oui,» senthousiasma Mélusine. «Benoît et moi nous espérons bientôt un petitenfant. Ce serait merveilleux quil joue sur du sable, pas seulement sur la terre nue.»
«Tu es enceinte?» demanda prudemment Irène.
«Pas encore,» secouatelle la tête. «Mais nous le voulons très fort.»
Irène posa sa tasse, le regard perçant :
«Les framboises, mon père les a plantées, cétait une variété spéciale. Les déplacer serait risquer de les perdre.»
«Pour lenfant», insista Mélusine.
«Dabord le bébé, ensuite laire,» répliqua Irène. «Les framboises restent.»
Le reste de la journée passa en silence, chacune occupée à son propre travail: Irène au potager, Mélusine à la maison. Le soir, la tension était palpable.
«Jai pensé à repeindre la véranda en blanc,» osatelle doucement pendant le dîner. «Elle est trop sombre.»
«Non,» intervint Irène. «La véranda restera telle quelle est.»
«Pourquoi?Ce serait plus lumineux, plus accueillant»
«Parce que je lai dit!» sécria Irène, frappant la cuillère sur la table. «Cette maison est à moi, et vous nêtes que des invitées!»
Le silence qui suivit fut brisé seulement par le chant lointain des grillons. Mélusine pâlit, les larmes perlant ses yeux.
«Alors je pars,» murmuratelle, se levant, poussant doucement son assiette. «Excusezmoi davoir perturbé votre paix, Irène Victorine Marchand. Je vais récupérer mes affaires.»
Irène soupira :
«Mélusine, ne dramatise pas. Je veux simplement que tu respectes nos traditions.»
«Des traditions qui sont maintenant les miennes aussi,» rétorquatelle avec fermeté. «Mais apparemment, pas à vos yeux.»
Elle sortit, laissant Irène seule sur la véranda, le cœur lourd. Étaitelle allée trop loin? Elle ne comprenait pas que ces souvenirs étaient si précieux pour elle.
Le téléphone sonna: cétait Benoît.
«Tout va bien?Comment ça se passe?»
«Normal,» répondit Irène, sans dévoiler ses griefs. «Quand revienstu?»
«Demain midi, si possible.Mélusine pourratelle venir?»
«Elle se repose,» mentit Irène. «Rappellemoi plus tard.»
Après la conversation, Irène resta longtemps assise, les yeux fixés sur le jardin qui sassombrissait. Elle se souvenait de sa mère plantant les phlox en chantonnant, de son père construisant un banc sous le vieux pommier, de toute la famille récoltant les pommes. Un jour, sa mère lui avait dit: «La maison vit tant que les gens y vivent. Quand ils partent, elle ne reste quun souvenir, et meurt.»
Le matin suivant, le bruit de leau qui coulait léveilla. En ouvrant la fenêtre, elle vit Mélusine arroser les phlox.
«Bonjour,» dit Irène en sortant dans le jardin. «Tu es levée tôt.»
«Pas de sommeil,» répondittelle, sans lever les yeux.
Sa valise était posée près du perron: elle était décidée.
«Attends,» implora Irène, sapprochant. «Parlons.»
«De quoi?» répliquatelle, continuant darroser. «Hier, tout était clair.»
«Je me suis emportée,» admit Irène. «Tu nes pas quune invitée, tu es la femme de mon frère, et cette maison est aussi la tienne.»
Mélusine leva les yeux, les larmes visibles.
«Alors pourquoi ne puisje rien changer?Pourquoi tout doit rester comme à lépoque de vos parents?Je comprends lattachement, mais la vie continue, Irène.»
Irène sassit sur le banc, linvitant à sasseoir à côté.
«Jai vécu seule longtemps, après mon divorce. Cette maison était mon refuge, un rappel de mon enfance heureuse. Jai serré ces souvenirs trop fort.»
Mélusine, la main toujours tenant le tuyau, répondit: «Je ne veux pas détruire tes souvenirs, Irène. Je veux simplement ajouter les miens, pour que nos futurs enfants puissent dire: «Cest ici que maman et papa ont construit le terrain de jeu.» »
Le soleil matinal dorait les cimes des arbres, la rosée scintillait sur lherbe. Irène réfléchit.
«Nous ne déplacerons pas les framboises,» ditelle après un instant. «Mais nous pouvons créer un espace de jeu près de la vieille poire, où rien ne pousse.»
Mélusine illumina dun sourire.
«Vraiment?Ce serait parfait!»
«Quant à la véranda,» poursuivit Irène, «peutêtre pas tout blanc, mais des panneaux clairs rendraient lendroit plus accueillant. Réfléchissonsy ensemble.»
Toute la matinée fut consacrée à des projets communs. Quand Benoît revint, il fut surpris de voir les deux femmes, côte à côte, feuilletant des plans de la véranda.
«Questce que je rate?» demandatil, les bras grands ouverts. «Hier vous étiez comme le chat et le chien, et aujourdhui vous êtes des amies.»
«Nous avons trouvé un compromis,» sourit Irène. «Tradition et nouveauté peuvent coexister.»
Au déjeuner, Mélusine présenta la confiture aux fraises, parfumée au zeste dorange, que Benoît approuva avec enthousiasme. Il évoqua aussi les vieux jouets rangés dans le hangar: un cheval en bois, une petite voiture, hérités de son père. «On pourrait les restaurer pour le futur petit,» proposatil.
«Ce serait merveilleux!», sexclama Mélusine. «Imagine, notre enfant jouerait avec les mêmes jouets que toi.»
Benoît, les yeux brillants, serra sa femme :
«Déjà tu penses à un héritier, et je viens darriver!»
Ils rirent tous, et Irène sentit pour la première fois depuis des années une légèreté nouvelle.
Le soir, alors que Mélusine sétait couchée, Benoît et Irène, tasse de thé à la main, sassirent sur la véranda.
«Merci,» murmura Benoît. «Merci davoir accepté Mélusine. Je sais à quel point cette maison compte pour toi.»
Irène, surprise, demanda: «Pourquoi?»
«Pour Mélusine. Pour que la maison continue de vivre, que les rires des enfants remplissent lair.»
Elle leva les yeux vers le ciel étoilé :
«Ma mère diraitEt ainsi, sous les étoiles scintillantes, le parfum des phlox mêlé aux rires futurs scella le bonheur retrouvé de la vieille maison Marchand.

