15février2025
Aujourdhui, en faisant le tour de mon petit monde, je me suis replongée dans les souvenirs de chaque naissance, surtout celle dÉlodie, ma fille aînée. Avant chaque anniversaire dÉlodie, je revis le moment où je lai mise au monde et je ne peux mempêcher de me reprocher ce que jai enduré.
Élodie navait que dixneuf ans lorsquelle a senti les premiers signes de la maternité. Ma mère était toujours inquiète, rappelant que nous étions deux jeunes mariés encore sans expérience. «Vous vous mariez trop tôt, ma petite! Et Maxime nest encore quun garçon!», me disait-elle avec ce ton de vieille tante parisienne. Pourtant, obstinée, Élodie et Maxime se sont mariés, poursuivant leurs études tout en travaillant. Trois ans plus tard, nous avions tous deux terminé nos diplômes, reçu nos promotions, et, soudain, Élodie a découvert quelle était enceinte.
«Parfait! Le timing est idéal: études terminées, mari qui gagne bien, on peut même penser à un petit», sest exclamé Maxime, tout sourire. Élodie, elle, était à la fois ravie et tremblante. Elle a feint la joie, espérant que le bébé lui ressemblerait, mais au fond delle grandissait une peur sourde.
Je nosais pas dire à Maxime que la peur de laccouchement me paralysait. Cette crainte venait de ma tante aînée, décédée en couches, et de plusieurs femmes de notre branche qui navaient pas survécu à laccouchement. La terreur était donc ancrée dans le sang.
Lorsque le moment est arrivé, la sagefemme, dun ton qui nétait pas le moindre, ma crié : «Ne pousse pas, souffle un peu, quoi! Tu fais quoi? Allez, continue, sinon ton bébé sétouffera!». Jai senti quelle se moquait de moi, mobligeant à pousser alors que je navais plus de forces.
Le drame a frappé : notre petite Manon sest retournée à la dernière seconde et a présenté les pieds en premier. Jai cru quelle nallait pas survivre. Elle est née, mais fragile, avec une luxation qui na jamais pu être corrigée. Aujourdhui, à presque cinq ans, elle se déplace encore dans une poussette de promenade, et les regards se tournent vers nous, intrigués par cette petite grande fille qui ne marche pas.
Maxime, mon époux, est un père exemplaire. Il adore Manon, lui a acheté un mur descalade suédois, des balançoires et dautres équipements pour quelle gagne en force. Il croit fermement quelle finira par marcher. De mon côté, je me flagelle, me reprochant davoir craint laccouchement alors que cest désormais ma fille qui paie le prix de mes peurs.
Malgré tout, Manon ne se laisse jamais abattre. Son sourire est constant, que ce soit devant les dessins animés, la bouillie de grandmaman ou les feutres que celleci lui a offerts. Lannée dernière, jai acheté de la pâte à modeler pour elle; elle sest mise à sculpter avec une passion débordante. Maxime a même remarqué que ses petites créatures animaux et humains semblaient presque vivantes.
Un jour, lors dune promenade, Manon a ramené un chaton à la patte blessée, suppliée par sa grandmère den prendre soin. «Maman, regarde comme il est petit et sa patte est douloureuse, il mourra sinon», a imploré ManMan. Jai cédé, et Maxime, qui rêvait dun animal de compagnie, a accepté que le chaton, nommé Poussin, reste avec nous.
Manon a commencé à façonner des chatons en pâte, à limage de Poussin. Sa grandmère la corrigée : «Tu le formes mal, il ne plie pas la patte», mais Manon a rétorqué : «Grandmère, je le sculpte ainsi pour que Poussin guérisse vite!». Curieusement, plus elle façonnait de chatons, plus la patte du réel animal se redressait, et en quelques jours il était complètement guéri. GrandMère a murmuré : «Notre Manon a un don, ces enfants qui ont subi un traumatisme à la naissance le développent parfois. Observonsle discrètement, sans le brusquer.»
Après la guérison de Poussin, Manon a modelé la grincheuse voisine, Madame Véronique, aux yeux durs et au sourire absent. GrandMère a commenté : «Tu nas pas bien capté son visage, elle ne sourit jamais.» Manon a expliqué : «Ce nest pas la colère, cest la solitude qui la rend renfermée.» Quelques jours plus tard, on a vu Madame Véronique à lentrée de limmeuble, nourrissant les chatons dans une petite soupière, le visage adouci par un sourire timide.
Ce soir-là, son fils Darius, longtemps en froid avec elle, est arrivé avec son épouse Léna et leur fils Sacha. Le rapprochement sest fait naturellement, la vieille dame retrouve le sourire et devient amie avec toutes les voisines de son âge. Elle adopte les chatons, et son visage se rajeunit, prouvant que la gentillesse et la joie ranimnent le cœur.
Je rêve souvent que Manon sculpte un jour ses propres jambes solides, mais jai promis à grandMère de ne jamais le dire à Manon, de peur dentraver son inspiration. GrandMère me rappelle que le vrai pouvoir de son fils se cache dans le silence, loin des regards.
Manon a effectivement un plan secret. Elle a modelé une petite fille en robe de danse, puis une autre à ski et à vélo. Chaque jour, Élodie et Maxime lobservent, fascinés.
Un soir, en rentrant du travail, grandMère nous a accueillis dun air mystérieux : «Silence, suivezmoi.» Nous avons glissé dans la chambre et avons trouvé Manon devant le miroir, comme suspendue dans un rêve. Elle sest tournée vers nous, les yeux brillants, et a demandé : «Maman, papa, vous machetez une robe de danse? Jai tellement envie de tournoyer.»
Nous gardons ce don secret, craignant de le détruire par la parole. Les médecins, eux, affirment que rien dextraordinaire nexplique la marche de Manon: simplement la croissance, la force retrouvée. Et pourtant, chaque petite création de Manon devient réalité : un frère imaginaire, une maison au bord de la Loire, même une petite sœur, Katia, toute rosée despoir.
Aujourdhui, Manon est reconnue comme sculptrice de son propre destin, une femme aimée et aimante, qui fait fleurir autour delle les roses fanées et les cœurs brisés. Sa capacité à insuffler la vie à ce quelle façonne rend chaque jour lumineux, même dans les moments sombres.
Je souhaite à tous la force, la santé et la joie de vivre, quoi quil arrive. Jai la certitude que, tant que nous croyons en ces petits miracles, tout finit toujours par saccomplir.
