30octobre2025
Aujourdhui, je repense à tout ce qui mest arrivé depuis que je suis arrivé à la maison de la petiteenfance de la banlieue lyonnaise. Je naimais pas cet endroit, alors quand ma tante, la sœur de mon père, est venue me dire quelle allait me prendre, jai été soulagé. Je ne la connaissais que de très peu : elle nétait venue que trois fois, se plaignant toujours que son frère sétait éloigné trop loin. Mais à chaque visite, elle apportait une pile de cadeaux, lisait des histoires, jouait à des jeux de société et mapprenait à dessiner Mickey Mouse, même si mes dessins laissaient à désirer. Tout cela montrait quelle maimait, alors jai été étonné dentendre la responsable de laide sociale dire quaucun proche ne pouvait me prendre. Jai passé six mois dans cet orphelinat, comptant les jours jusquà larrivée de ma tante Zoé, qui est finalement venue.
Je nai jamais connu ma mère. Quand jétais tout petit, mon père prétendait quelle était partie très, très loin. Aujourdhui, je comprends que cela signifie quelle est morte, tout comme mon père. Il a été mortellement heurté par une voiture près de la maison. Il était allé chercher du lait au magasin parce que javais renversé le dernier, et ce matin-là, mon petitdéjeuner nétait que des boules de chocolat avec du lait. Il faisait sombre et glissant ; il a trébuché et la voiture roulait à toute vitesse. Jai attendu son retour, les joues mouillées contre la fenêtre froide, scrutant le crépuscule. Lheure que javais calculée était bien passée, même si le magasin était bondé, même si la caissière navait plus la monnaie, même si mon père aurait pu croiser la voisine, tante Lydie, qui riait de ses blagues à peine drôles.
Quand on a sonné à la porte, jai cru que mon père rentrait enfin. Mais cétait la voisine, tante Lydie. Ses joues étaient striées de noir, comme si elle sétait tachée de gouache, et ses yeux rougis. Elle ma annoncé que je passerais la nuit chez elle, prétextant un devoir urgent au travail. Mon père était pianiste, il ne travaillait jamais la nuit. Tante Lydie na pas osé me dire que mon père était décédé ; cest une assistante sociale qui ma informé le lendemain.
«Je nai pas pu venir plus tôt», sexcusa tante Zoé. «Ne men veux pas, daccord?» Jai haussé les épaules. Pourquoi devraisje être en colère ? En six mois, jai entendu tant dhistoires que jai compris que même les proches peuvent se révéler pire que des ennemis. Le simple fait quelle me prenne était déjà une bonne chose.
Jamais je navais pris le train ; si cela sétait passé à un autre moment, jaurais été excité par laventure, mais maintenant cela mimportait peu. Assis à la fenêtre du wagon, je regardais les maisons et les arbres défiler, pensant que je ne reverrais plus jamais ma ville natale. Ma tante Zoé avait déclaré quelle détestait cette ville, quelle savait quelle le détruirait. Elle ne reviendrait sûrement pas.
À la gare, je fus accueilli par le mari de ma tante, un petit homme trapu nommé Victor. «Tu peux mappeler oncle Victor», me ditil en me serrant la main. Cette poignée était rugueuse, bien différente des mains douces et lisses de mon père pianiste. Les premiers jours, loncle Victor me proposait daller à la pêche ou au hockey. Jai toujours refusé; sport na jamais été mon truc, et tuer un animal, même un poisson, me répugnait. Tante Zoé me disait de laisser loncle tranquille et venait me lire. Jaimais les livres, je savais lire, mais écouter la voix de ma tante était plus réconfortant. Loncle Victor, quant à lui, qualifiait la lecture de «passetemps de filles» et soutenait quun vrai homme devait jouer au foot ou au hockey.
Avec ma tante, jétais bien. Sans mère, je jalousais parfois les autres enfants, mais avec mon père je nai jamais été triste. Ma tante était tout aussi joyeuse que mon père: elle aimait la musique, les livres, plaisantait et riait. Elle travaillait à domicile, trouvait toujours du temps pour moi: nous allions au parc, au marché, préparions le dîner pour loncle Victor, qui était ambulancier et rentrait toujours épuisé et affamé.
Un jour, une grande femme aux cheveux roux est entrée dans le magasin et ma demandé :
«Zoé, ça fait une éternité! Et cest qui ce petit? Je pensais que tu navais pas denfants»
Jai été figé, craignant que ma tante dise «Ce nest pas mon fils». Mais elle a serré mon petit corps contre le sien et a répondu :
«Mon petit, à qui dautre?»
Un chaud sentiment ma envahi, comme une tasse de thé aux framboises.
Lautomne est arrivé ; jai commencé lécole et jai aimé ça. Apprendre était stimulant, même si la lecture me paraissait ennuyeuse: seuls moi et Camille, qui lisait très bien, nous lisions pendant que les autres apprenaient lalphabet. Peutêtre à cause de cela, nous nous sommes liées. Notre maîtresse nous donnait un même livre à deux, évitant que nous restions inactifs. Malgré les moqueries de certains, je me plaisais avec Camille; elle était vive, connaissait plein de choses et ne parlait pas de façon affectée comme les autres filles. En hiver, nous étions inséparables, et loncle Victor, tel un camarade, lappelait «notre fiancée».
Noël a été le point de rupture. Tout a éclaté à cause de Rita. Elle était détestée parce quelle se curait le nez et portait des chemises sales. La veille des fêtes, loncle Victor a annoncé que le père de Rita était à lunité de soins intensifs; il lavait transporté en ambulancière. «Il faut boire moins», a dit Victor, ce qui ma semblé bizarre, mais jai compris que Rita était très mal en ce moment. Comme je connaissais la perte dun père, jai proposé de danser avec elle lors du bal des flocons, car il y avait une fille de trop et personne ne voulait laccompagner. La maîtresse a accepté, et Camille, jalouse, ma traité de traître et a cessé de me parler.
Je nai pas cherché à être ami avec Rita; elle était trop bête pour moi. En revanche, je me suis rapproché des garçons. Le 23février, la maîtresse a invité mon oncle Victor dans la classe ; il a raconté comment il avait sauvé deux camarades pendant son service militaire. Cela ma valu le statut de héros pendant une semaine, même si Camille me raillait encore. Victor a déclaré que jétais un vrai homme maintenant que javais des amis, et il nous a emmenés jouer au lasertag. Ce sport ne ma pas plu, mais les garçons étaient aux anges. Pour mon anniversaire, Victor ma offert une guitare. Jaurais aimé être pianiste comme mon père, mais la guitare était une bonne alternative.
La vie se stabilisait peu à peu, et je pensais à mon père moins souvent, ce qui me rendait coupable. Lété, Victor a pris des congés et nous sommes allés dans le village de ses parents. Il ma de nouveau proposé daller à la pêche. Cette fois, jai entendu Victor dire à un voisin :
«Jai toujours voulu un fils, et voilà»
Un feu intérieur sest rallumé en moi, mais je me suis senti coupable: si je devenais le fils de Victor, mon père, où quil soit, serait peutêtre vexé. Nous nous sommes levés avant le lever du soleil, pris nos cannes et sommes partis. Sur le rivage, je nai senti que lennui: deux heures, une seule prise, et même celleci jai raté. Loncle Victor a cligné la langue, déçu. Le lendemain, il est revenu avec un seau plein de poissons et a raillé :
«Tu aurais dû rester, il y avait du bon poisson!»
En voyant les poissons frétiller, jai éclaté en sanglots.
Lété a fait grandir tout le monde, pas seulement moi. Camille continuait de mignorer, mais je men fichais. Certains garçons pouvaient rentrer seuls à la maison, et jespérais que ma tante arrêterait de me surveiller, mais elle affirmait que jétais trop jeune. Elle sest même disputée avec loncle Victor, qui prétendait quil ne voulait plus faire de nounou, que je devais devenir un homme, pas une «bambine». Aucun deux nosait parler du décès de mon père, mais cétait sousentendu.
Un jour, la mère de Camille est venue au magasin avec une femme rousse, très désagréable, qui aurait interrogé ma tante sur mon identité. Cette femme a déclaré :
«Cest le fils adoptif de Zoé?»
Elle a affirmé que jétais lenfant dun frère de Zoé, que je nétais pas son vrai fils. Jai senti mon cœur se serrer, mais avant que je ne réagisse, la tante est arrivée, confuse, et a crié à la foule que mon oncle et ma tante navaient pas denfants et quils mavaient donc adopté. Jai cru à leurs mots, pensant que loncle était simplement incompris.
Depuis, je me montre dur avec loncle Victor. Quand il me demande ce qui me gêne, je reste muet. Un jour, il ma ordonné daller sortir les poubelles; je lui ai rétorqué :
«Faisle toi!»
Il a crié :
«Pas de cris!»
Et moi :
«Engendre tes propres enfants!»
Un coup a fait tourner ma tête, des gouttes rouges ont souillé mon tshirt. La tante a accouru, tremblante, demandant ce qui se passait. Loncle, désemparé, ne savait que dire. Elle ma pressé contre elle, mais mes mots se sont emmêlés, ne restant que des sanglots.
«Pars!», a entenduje dire ma tante. «Je dépose le divorce, assez!Je ne veux pas denfants adoptés, je ne veux pas dun neveu!»
Loncle est parti sans un mot, la porte claquant derrière lui. Jai cru que la tranquillité reviendrait, mais la tristesse de ma tante semblait infinie. Elle essuyait ses larmes à chaque fois que je rentrais, et moi je me sentais coupable.
Deux semaines ont semblé des éternités, plus longues que mon séjour à lorphelinat. À lécole, je voulais rentrer vite chez moi pour voir si ma tante redeviendrait la même: joyeuse, avec ses fossettes. Mais à chaque retour, elle était abattue, le regard vide, la voix monotone. Jai alors préféré rester à lécole, évitant son visage triste, me reprochant davoir causé tout ce drame. Jaurais préféré que la tante Zoé me laisse à lorphelinat, où je nattirerais que des problèmes.
Mon moral se détériorait chaque jour davantage. Le manque de loncle Victor, ses rires, nos blagues à deux, les soirées télé me manquaient. Jécoutais les bruits du hall, espérant quun jour il reviendrait, mais il ne revint jamais. Jai tenté de suggérer à ma tante dappeler loncle, mais elle ne fit que me tapoter le crâne et dire :
«Tout ira bien, mon petit. Nous nous en sortirons à deux.»
Ce matin, le soleil brillait comme lété qui revenait, le ciel dun bleu sans souci, même les feuilles jaunies semblaient retrouver une lueur verte. Jai décidé de sécher les cours. Jai demandé à un camarade davertir la maîtresse que javais mal au ventre, puis je suis parti me promener. Jai erré dun parc à lautre, grimpé sur des balançoires, joué au ballon avec des bambins, puis, sur une nouvelle aire de jeux, jai trouvé une balançoire en forme de panier et je my suis affalé. Une femme lisait un livre sur un banc, et jai essayé de deviner quel petit était le sien. Une fille en robe rose, qui rappelait Camille, sest approchée et a hurlé :
«Tu nas pas le droit de jouer ici!Tu nappartiens pas à cet endroit!»
Jai répliqué :
«Où je veux, jy joue!»
Elle ma poussé, je me suis rendu à la glissade, elle a continué :
«Tu ne dois pas glisser, tu nes pas des nôtres!»
Je suis monté sur une grande échelle, ai laissé mon sac en bas, et elle a fouillé dedans, criant :
«Arrête!»
Soudain, jai entendu un craquement, comme une branche qui rompt, et je suis tombé. Une femme dun âge avancé sest précipitée vers moi, la fille en rose a crié. Je me suis relevé, ma jambe brûlait comme si un million de coupures étaient teintées diode. La femme, pâle, a dit :
«Je vais appeler lambulance, vous avez besoin daide, ou bien appeler votre mère?Vous avez un téléphone?»
La foule denfants sest rassemblée. Jai essayé de crier :
«Appelez mon père il travaille à lambulance»
Victor est arrivé en trombe, plus vite que lambulance. Il a poussé la foule, ma regardé, sest penché sur ma jambe. La femme qui me tenait a demandé :
«Vous êtes le père?Oh, mon Dieu!»
Lambulance a sifflé, les infirmières ont immobilisé ma fracture. Victor, qui était ambulancier, a expliqué quil avait demandé darriver plus vite. Il ma demandé comment jallais, et jai murmuré :
«Comme avant.»
Après lopération, je suis resté dans une chambre avec deux autres garçons. Ma tante Zoé était assise, le visage mouillé de larmes, essuyant son nez avec un mouchoir. Victor, hésitant, a demandé :
«Tu veux quelque chose? Un livre?»
Jai regardé ma jambe plâtrée, puis ma tante, et jai dit doucement :
«Je veux que vous reveniez à la maison.»
Victor a hoché la tête, la tante a laissé échapper un sanglot. Il sest agenouillé, ma serré dans ses bras, et a dit :
«Ça ira, mon petit.»
Il ma tapoté lépaule, et jai fermé les yeux, dissimulant mes larmes. Une fois ma jambe guérie, je compte bien retourner à la pêche avec Victor. Peutêtre que ce ne sera pas si ennuyeux que ça après tout.

