Mais enfin, ma fille ! Nous n’avons même pas encore dix-huit ans…

Cher journal,

Ce matin, alors que la brume se levait doucement sur le quartier du 11ᵉ arrondissement, jai aperçu un vieil homme qui traînait lentement le long des enclos du refuge « Les Pattes dEspoir ». Il devait avoisiner les soixantedix ans, ses cheveux argentés séparpillant comme la neige sur les toits de Paris. Il arpentait les allées comme sil cherchait quelque chose de précieux, le regard perdu.

Je lai reconnu, cest celui qui venait chaque jour depuis plusieurs semaines, toujours silencieux.
« Besoin daide, monsieur? » aije demandé, tentant de percer son mystère.
Il a haussé les épaules, un léger sourire se dessinant sur ses rides.
« Oh non, ne vous embêtez pas. Je ne fais que regarder. Si vous le permettez »
« Bien sûr, faites comme bon vous semble », aije répondu, étonnée quil se montre si discret.

Il a continué son chemin, sarrêtant devant chaque cage, scrutant les chiens comme sil voulait lire leurs destins dans leurs yeux. Après quelques allersretours, il sest arrêté devant un enclos particulier, au fond, contre le mur.

Dans un coin, accoudée contre la grille, se tenait une petite chienne. Elle était différente des autres : aucune queue qui sagite, aucun regard suppliant, rien pour attirer lattention. Elle restait là, le museau baissé, le regard fixé au loin comme si ses pensées voguaient bien plus haut.

« Elle sappelle Béatrice », ma expliqué ma collègue, Lydie, qui venait de la région de la Loire. « Elle a environ six ans. Elle a été heurtée par une voiture, sa maîtresse a refusé de la prendre en charge. Une voisine la amenée ici. On a pu la sauver, mais la patte est irrémédiablement endommagée. »

Je lai observée un instant, le cœur serré. « Elle ne pourra plus courir alors ? » aije demandé.

« Elle pourra se déplacer, mais depuis son arrivée, elle na jamais quitté son enclos. On dirait quelle a peur de lextérieur. »

Le vieil homme, les yeux encore plus humides, sest penché vers la grille. Dune voix presque implorante, il a murmuré :
« Puisje pourraisje lemmener chez moi ? »

Jai senti une vague de doute menvahir. « Vous avez bien conscience que vous avez du mal à marcher vousmême, monsieur? Si quelque chose arrivait, elle serait à nouveau dans la rue. »

Je lui ai promis quon y réfléchirait et que nous lui donnerions une réponse le lendemain. Il a acquiescé, a quitté le refuge dun pas chancelant, et sest perdu dans la brume parisienne.

Le lendemain, avant même que le refuge ne soit officiellement ouvert, il était déjà là, appuyé contre le portail.
« Ah, encore vous, » a lancé la responsable, Mme Dupont. « Nous avons consulté la directrice. Nous ne pouvons pas vous confier cette chienne. Elle nécessite des soins particuliers. »

Le vieil homme a baissé la tête, ses yeux se sont remplis de larmes quil a refoulées. Il sest retourné et a disparu sans dire un mot.

Laprèsmidi, alors que le personnel nettoyait les enclos, il est revenu, immobile près de la cage de Béatrice, murmurant doucement à lanimal. Jai répété que nous ne pouvions pas la lui donner. Il a hoché la tête, mais est resté, comme figé dans le temps.

Ainsi sest écoulé le mois suivant. Chaque jour, il venait, sasseyait près de Béatrice, lui racontait des histoires à voix basse, parfois en souriant, parfois en pleurant. Le personnel sy était habitué, comme on shabitue à la cloche du train qui sonne chaque matin.

Un jour, la directrice, Mme Lemoine, a suggéré à Lydie :
« Lydie, donnezlui la chienne. Elle ne sort jamais. Peutêtre quelle ne lui fait confiance quà vous. »

Lydie a ouvert lenclos, le vieil homme est entré, sest assis à côté de Béatrice, et au bout dune minute, ils sont sortis ensemble, main dans la patte.

Les autres employées nont pu retenir leur étonnement.

Béatrice, qui navait jamais franchi le seuil de lenclos depuis des mois, marchait désormais aux côtés de cet homme, sarrêtant parfois pour reprendre son souffle, puis continuant comme si le monde était redevenu lumineux.

Cest ainsi quune étrange amitié a germé entre Béatrice et Henri Marchand, comme on dit « lamour naît dans les lieux les plus inattendus ». Il venait chaque jour, elle ne reconnaissait que lui. Ils se promenaient dans les allées du parc de la Villette, sassoyaient sous les chênes, regardaient lhorizon avec ce regard triste et tranquille qui ne dit rien mais tout comprend.

Lorsque le soir tombait, ils revoyaient le refuge, leurs yeux se cherchant, comme sils ne voulaient pas se quitter.

Après quelques mois, la directrice a proposé à Henri de garder Béatrice à vie. Il a refusé. Personne ne comprenait pourquoi, alors quil semblait si désireux de la sauver Mais Henri na pas voulu expliquer. Il détournait le regard, refusant que lon voie ses larmes.

Un aprèsmidi, poussée par la curiosité, jai suivi Henri. Boitant, il a traversé la ville jusquà la périphérie, je lai suivi pendant près dune heure jusquà ce quil pénètre dans un vieux bâtiment décrépit. Une plaque accrochée à la porte indiquait « P.N.I. Maison de retraite pour anciens malades mentaux ».

Jai poussé la porte, rencontré la directrice, qui ma raconté quHenri vivait là depuis plus de dix ans, quil avait perdu une jambe dans un accident de voiture, que sa fille, Claire, lavait conduit ici et nétait plus jamais revenue.

En sortant, les larmes ont inondé mon visage. Jétais la femme qui avait enterré son mari et son fils, qui avait construit un refuge pour deux cents chiens afin de ne pas perdre espoir, qui avait vu tant danimaux abandonnés et maintenant, jétais face à un père abandonné.

Je suis rentrée, les yeux embués, le cœur lourd, et jai compris que la décision était unique.

Le temps a passé. Ce matin, je me suis levée, le soleil filtrant à travers les volets, jai mis la bouilloire à chauffer et je suis montée sur le balcon.

« Papa! Faites attention à la neige avec Béatrice, vous nêtes plus tout jeunes. Elle a peutêtre quinze ans, mais vous avez aujourdhui quatrevingts ans! » a lancé ma petite fille, Clémence, en riant.

« Mais tu plaisantes, ma fille! Nous navons à peine que dixhuit ans tous les deux » aije rétorqué en souriant, le cœur apaisé, tandis que Henri, les yeux brillants, caressait doucement la tête de Béatrice.

Ce jour, je sens que malgré les épreuves, la vie continue, tissée de petites joies et de grands silences.

À demain, cher journal.

Оцените статью