Le médecin s’appelle Irène. On dit que c’est une excellente praticienne. Nous avons la chance de l’avoir. Je n’ai jamais vu son visage. Elle porte toujours un masque et des lunettes.

Salut, cest moi. Tu sais, la docteure Isabelle, on dit quelle est super douée. On a eu de la chance, je nai jamais vu son visage: toujours masquée, lunettes sur le nez. Cest une infectiologue, excellente dans son domaine, mais pas du tout douée pour rassurer.

Pendant tout le temps où elle soigne ma petite Mélisande, elle ne ma jamais dit un mot réconfortant. Elle ne parle quen chiffres et en faits.
leucocytes à 12
Cest bon?
Cest moins quavant, mais encore au-dessus de la normale. Le fontanelle sest refermé, on a asséché un peu.
Cest dangereux?
Je vais prescrire un traitement qui stabilisera

Elle répond, à contrecœur. Les parents qui attendent dans le service bombardent dinterrogations, elle doit répondre, mais chaque phrase peut être retournée contre elle. Isabelle choisit ses mots avec soin; chaque mot a déjà son avocat caché dans le résultat de lanalyse.

Elle voudrait juste soigner, en silence, sans questions, mais ce nest pas possible. Javoue que je ne sais pas si je laime ou non, je suis obligée de lui faire confiance, la santé de ma fille est entre ses mains. Elle ne cherche pas à me calmer, à éteindre la panique, et ce nest peutêtre pas son rôle: traiter les infections, pas les crises.

Je remarque quIsabelle est fatiguée. Derrière ses lunettes, ses yeux sont rouges, comme si elle avait pleuré. Jai arrêté de poser des questions. Tout ce que je vois, cest que ma fille va mieux. La dynamique est positive.

Il y a deux jours, Mélisande était presque inconsciente; aujourdhui, elle est assise, sourit et croque une pomme avec appétit. Isabelle examine la petite, écoute, fait un clin dœil et lui dit: «Bravo, Mélisande.» Mais elle ne me dit rien, et je ne demande rien non plus.

Après le déjeuner, on a fait entrer un petit garçon dun an, très lourd. Isabelle a appelé lhôpital central. Le problème, cest quici, au service dinfectiologie, il ny a pas de réanimation. Le petit était très critique, mais le centre a brutalement répondu: «Il a une néroinfection, traitezle vousmême, on na plus de place.»

Le service de la docteure se termine à quinze heures. Isabelle doit rentrer chez elle, elle a un mari et ses propres enfants. Mais le garçon est en danger. Elle reste, surveille le patient, se dispute avec le centre pour obtenir un neurologue et un médicament, même avec son mari qui la presse de revenir à la maison: «Le petit, ce nest pas le tien, rentre.»

Les infirmières se taisent, habituées à ce que la direction parte à trois heures. Après trois heures, lhôpital devient plus léger. Le bébé et sa maman sont dans la chambre voisine, on entend tout clairement. La mère parle au téléphone, demande à des connaissances de prier pour le petit Pierre, indique quels chapelets réciter, même de faire venir le curé pour quil le supplie. Elle pense que la prière du curé passe plus vite à Dieu.

Le soir, la docteure Isabelle entre dans leur chambre et dit à la mère que le médicament faut lacheter euxmêmes, il nest pas en stock. Elle dicte la prescription: parmi les produits, du Ciprofloxacine. La mère sécrie: «On paie des impôts! Soignez mon enfant! On nous extorque! Je vous poursuivrai!» Isabelle ne répond pas, sort.

Ma fille reçoit aussi du Ciprofloxacine, on la acheté nousmêmes. Jai quelques ampoules en trop. Je prends le paquet et sors dans le couloir, même si cest interdit, tous les boxes sont isolés, je cherche Isabelle. Je la trouve dans la salle de garde, dictant la liste de médicaments à son mari, sans même me voir, le dos tourné.

«Vitali, il faut les chercher tout de suite. Le petit pourra rester seul vingt minutes.» Vitali sénerve au téléphone.
«La pharmacie ferme à dix heures. Après, on verra ce que je suis»

Je lui lance: «Voilà du Ciprofloxacine, jen ai un de trop. Pas besoin den racheter.» Isabelle sursaute, se retourne, et je la vois enfin sans masque. Elle est vraiment jolie.
«Ah, merci,» ditelle, puis ajoute au combiné: «Le Ciprofloxacine, on nen a plus besoin.»

Je glisse dans la poche de sa blouse une dizaine deuros.
«Tu as perdu la tête,» sécrieelle en attrapant mon bras.
«Ce nest pas pour vous, cest pour Pierre.»
Elle baisse les yeux.
«Merci,» murmuretelle, puis se corrige: «À vous.»
«À toi,» rectifieje et je retourne à ma chambre.

Dans la nuit, Pierre se détériore. Je lentends, à moitié endormie, donner des consignes aux infirmières sur la perfusion et le traitement de la fièvre. Au fond, la mère continue de prier.

Quand ma fille était malade, des milliers de personnes ont voulu aider. En gros, sur cent, 85% priaient pour Mélisande, me donnaient les bonnes prières, conseillaient de se confesser, dappeler le curé, dallumer une chandelle, en disant: «La prière dune mère vient du fond de la mer.»
5% proposaient des médecines alternatives: homéopathie, ostéopathie, acupuncture, reiki, guérisseurs.
10% donnaient des contacts de bons médecins, recommandaient de partir en Europe, parce que «en France, la médecine est meilleure, tu le sais.»

Au matin, Pierre allait mieux, il sest endormi sans fièvre, paisiblement, et sa mère sest endormie aussi. Plus de prières, juste le bruit de son ronflement. Isabelle na pas dormi de la nuit.

À neuf heures, elle commence son nouveau service, fait le tour. Elle entre dans notre chambre.
«Leucocytes à 9,» annonceelle.
«Merci,» répondje.
«Cest bon, linflammation recule.»
«Oui, jai compris.»

Je ne pose plus de questions. Jai beaucoup de compassion pour elle. Elle porte toujours son masque et ses lunettes ; derrière les verres, ses yeux sont rouges, comme si elle venait de pleurer. Elle continue son tour.

À trois heures, son service se termine. Pierre est beaucoup mieux, il sest réveillé joyeux, a bien mangé. Avant de rentrer chez elle, Isabelle revient dans leur chambre pour vérifier que tout va bien. Jentends la mère du petit dire au téléphone, toute excitée: «Il est guéri, il est guéri!»

Je regarde par la fenêtre de ma chambre le docteur Isabelle qui rentre chez elle, le pas lourd dune personne épuisée. Cest une excellente infectiologue, une très bonne personne, presque un messager de Dieu, si tu veux. Elle a vaincu la maladie de Pierre grâce à son savoir, à son expérience et aux antibiotiques. Elle rentre maintenant, sans forces, sans remerciements. Cest le quotidien.
Ils lont guéri

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