– Laisse les clés et disparais – a dit mon fils à mon retour du travail.

Laisse les clés et disparais, me lance mon fils quand je rentre du travail.
Marion Moreau, vous retardez encore? Allez donc à la maison, vous êtes épuisée! sexclame Lucie, la collègue, en entrant dans le petit stock où je classe les bons de livraison. Les jeunes restent collés à leurs téléphones, et vous, vous vous donnez à fond pour tout le monde!

Il faut finir, Lucie. Demain, il y aura le contrôle, Sébastien va sénerver, jajuste mes lunettes qui glissent et replonge dans les papiers.

Oublie Sébastien! Vous avez soixantedeux ans, il faut penser à vous!

Je souris. Penser à soi facile à dire. Mais de quoi vivre? La retraite, cest du beurre à la planche. Alors je traîne mes pieds dans cette épicerie du quartier, du matin au soir, juste pour gagner quelques euros.

Allez, Lucie, ne tinquiète pas. Jai encore une demiheure, puis je rentre aussi, disje.

Lucie pousse un soupir, mais ne répond pas. Elle séclipse, me faisant signe dau revoir. Je reste seule dans le petit local, où le parfum du carton et dune odeur acide flotte. Derrière le mur, les derniers clients râlent à la caisse, puis la porte claque: cest la fin.

Je termine la dernière ligne, range les feuilles dans le classeur, me lève, métire. Le dos me fait mal: toute la journée debout à recevoir les marchandises, à les ranger sur les étagères. Mes pieds bourdonnent, ils sont enflés, les chaussures me serrent.

Je change de tenue, jenfile mon vieux manteau, usé aux manches mais encore solide. Je sors. Le soir tombe. Novembre est maussade, humide, le vent sinsinue sous le col. Jenroule mon écharpe autour du cou et me dirige vers larrêt.

Le minibus est étouffant et bondé. Je me faufile entre une vieille dame aux sacs et un jeune homme casqué découteurs. Jobserve les réverbères, les vitrines, les passants qui défilent. Je pense au dîner à préparer à la maison. Maxime doit être affamé. Mais non, il a promis de dîner avec Amandine, sa fiancée.

Je serre les lèvres. Amandine elle est apparue dans la vie de Maxime il y a six mois. Cheveux roux flamboyants, ongles longs, voix forte. Dès le premier jour, je sens que ce nest pas ma bellefille. Mais Maxime brille, il est amoureux comme un lampion. Il me dit:

Maman, ne ten fais pas, Amandine est bien! Vous ne vous connaissez pas encore, cest tout!

Jai appris à connaître Amandine. Elle vient chez nous comme chez elle. Elle sinstalle sur le canapé, allume la télé, réclame du thé ou du café, et me regarde comme si jétais la bonne.

Marion, laviez le théière, il reste des traces!

Vous pourriez marcher plus doucement? Ma tête me fait mal!

Maxime ne dit rien, ou fait semblant dignorer. Il tourne autour dAmandine comme sil était piqué dun moustique. Je me tais, je ne veux pas gâcher le bonheur de mon fils.

Je me souviens davoir élevé Maxime seule. Son père, Claude, est parti quand il avait trois ans, pour une femme plus jeune. Je me suis retrouvée sans toit, habitant chez les parents de Claude. Jai loué des chambres dans des foyers, travaillant à la bibliothèque le jour et nettoyant les sols des bureaux le soir. Jai renoncé à tout pour mon fils. Jai acheté ses chaussures, ses vestes, ses manuels.

Quand il a été admis au lycée professionnel, jai sauté de joie. Il a trouvé un emploi à lusine, le salaire était correct. Jai économisé chaque centime. Enfin, jai pu acheter un petit appartement dune pièce, une vieille HLM en périphérie, mais à moi. Nous y avons emménagé, et jai fait le titre au nom de Maxime, pensant que ce serait plus simple pour lui.

Maman, tu es la meilleure! Je ne tabandonnerai jamais! Nous resterons toujours ensemble! a-t-il déclaré, les yeux brillants.

Je croyais, sincèrement.

Puis Amandine est arrivée, et tout a changé. Maxime rentre tard, elle passe la nuit chez nous. Je dors sur le canapé de la cuisine, les jeunes occupent la chambre. Ce nest pas idéal, mais les jeunes ont besoin despace.

Amandine commence à suggérer que lappartement est trop petit, quil faut que je parte.

Maxime, comment allonsnous vivre à trois? Pas de place pour personne! se plaintelle.

Amandine, cest ma mère. Où vaelle aller? Patience un peu, daccord?

Je les entends parler, mon cœur se refroidit. Mon fils veut vraiment me pousser dehors? Non, ce nest pas possible. Cest Amandine qui le manipule.

Le minibus sarrête. Je descends et marche trois rues jusquà notre immeuble. Mes jambes sont lourdes, je suis épuisée, physiquement et moralement. Jouvre la porte du troisième étage. La lumière du hall est allumée, des voix séchappent de la pièce. Je retire mon manteau, enlève mes chaussures, je me dirige vers la cuisine, mais Maxime apparaît dans le couloir. Son visage est pâle, tendu. Amandine se tient derrière lui, un sourire triomphal.

Maman, attends, bloquetil mon chemin.

Que se passetil, mon fils? Tu es pâle comme un drap, tu es malade?

Non, je ne suis pas malade. Maman, il faut quon parle.

Daccord, parlons, mais je dois dabord changer de vêtements, préparer le dîner

Pas besoin de dîner! interromptil brusquement. Écoute, Amandine et moi, on a décidé on a besoin de lappartement, tout seul. Tu comprends?

Je le regarde, le cœur battant.

Un tout seul?

Exactement. On veut se marier, on a besoin despace. Toi, tu travailles, tu gagnes un salaire. Tu iras louer une petite chambre ailleurs.

Mais cest notre appartement! Je lai acheté!

Non, maman. Le titre est à mon nom, donc techniquement cest à moi. Et je décide que tu dois partir.

Je reste muette, la gorge sèche, le sang qui se bouillonne aux oreilles.

Comment comment? je marmonne.

Voilà comment. répondil, la voix crispée. Jai besoin de ma vie! Tu me mets toujours sur le pas! Amandine a raison, on doit vivre séparément.

Amandine a raison répèteje, le visage de la bellefille se ferme, les bras croisés, un sourire suffisant. Elle ta persuadé?

Ma mère ne ma jamais persuadé! sénerve Amandine. Maxime a tout décidé! Nous sommes adultes, nous avons le droit à une vie privée!

Vie privée je balance, mappuyant contre le mur. Maxime, mon chéri, réfléchis! Où vaisje? Je nai pas les moyens de louer! Ma retraite est dérisoire, je nai jamais pu économiser autant que pour cet appartement!

Maman, ne dramatise pas! Tu trouveras bien un studio, une colocation, ou chez quelquun!

Un studio, à mon âge, à soixantedeux ans? ma voix tremble. Cest absurde!

Ce nest pas de la folie! crie Maxime, et je recule, étonnée de le voir me crier ainsi. Jamais il ne mavait haï!

Assez! hurleil. Je décide! Laisse les clés et disparais!

Le silence sabat. Je ne crois pas mes oreilles. Mon fils, le même que jai nourri et éduqué, me dit de partir. Je sors mon sac, je tire le trousseau de clés, je les pose sur létagère du hall, les mains tremblantes.

Daccord, chuchoteje. Daccord, Maxime. Si cest vraiment ta décision.

Je remets mon manteau, mes chaussures, je sors du hall. Maxime regarde le sol, Amandine jubile.

Je pousse la porte de lescalier, la porte se referme derrière moi. Je ne sais plus où aller. Mes jambes me portent tout bas, dans la rue, les larmes ruissellent sur mes joues, froides et amères.

Je marche sans but jusquà la porte de chez ma vieille amie Claudine, qui vit dans le même quartier, dans un deuxpièces. Elle a perdu son mari il y a longtemps, ses enfants sont partis, elle vit seule.

Jappuie sur le bouton de la porte dentrée. Après un long instant, la porte souvre.

Marion? sexclame Claudine, surprise de voir mon visage en pleurs. Que se passetil? Entre tout de suite!

Je franchis le seuil, je fonds en larmes. Claudine me prend dans ses bras, me conduit à la cuisine, me fait asseoir.

Raconte tout, je técoute.

Je lui raconte tout: Amandine, Maxime, la soirée daujourdhui. Claudine secoue la tête, incrédule.

Cest une honte! Comment osetil!

Je ne sais plus quoi faire, Claudine je nai nulle part où aller.

Reste chez moi! Jai une chambre libre, tu peux y dormir.

Je ne veux pas te déranger

Ne dis pas ça! Nous nous connaissons depuis lécole. Tu nes pas un fardeau.

Je serre sa main, reconnaissante.

La nuit, allongée sur le matelas pliant de Claudine, je ne trouve pas le sommeil. Mes pensées tourbillonnent, sombres.

Le matin, Claudine me prépare un thé bien fort, des tartines.

Marion, aujourdhui, va au travail comme dhabitude. On verra ce quon fait ensuite.

Je hoche la tête, je me rends à lépicerie. Toute la journée, je travaille derrière le comptoir, comme dans un brouillard. Lucie me demande plusieurs fois si tout va bien, je la repousse.

Le soir, je retrouve Claudine, qui a une nouvelle.

Tu te souviens de Nina, la bibliothécaire? Elle vient de perdre son mari, elle vit seule dans un studio. Je lai appelée, elle accepte de te prendre, moyennant un loyer modeste, bien moins quune colocation.

Je souffle, soulagée. Ce nest pas lidéal, mais cest quelque chose.

Une semaine plus tard, je minstalle chez Nina. Cest une femme âgée, stricte mais gentille. Elle impose des règles: «Je me couche tôt, pas de bruit. La cuisine, on lutilise à tour de rôle. Pas de lumière inutile.»

Je prends une petite chambre denviron huit mètres carrés, à peine assez pour un lit et une commode. Je nai pas pu récupérer mes affaires de lappartement: Maxime ne répond plus.

Ma nouvelle vie se met en place : je me lève tôt, je prends le bus pour lépicerie, le soir je rentre chez Nina, je prépare un dîner simple, je mange seule, puis je retourne dans ma chambre, je regarde le plafond, je pense à Maxime.

Pourquoi atil agi ainsi? Lamour dun fils sestil éteint? Ou Amandine latelle entraîné dans un mauvais chemin?

Je repense à mon petit Maxime, à ses dessins denfant:

Maman, cest pour toi! me disaitil, tout fier.

Il apprenait à faire du vélo, tombait, se blessait les genoux, mais ne pleurait pas:

Je suis un garçon! Les garçons ne pleurent pas!

À lécole, il défendait une petite fille des brutes, rentrait avec un hématome, mais la tête haute:

Maman, je ne lai pas laissé labimer!

Quel petit être étaitil! Où est passé ce Maxime?

Un mois passe. Je perds du poids, je deviens maigre. Nina sinquiète.

Marion, mangez un peu! Vous navez plus lair vous-même!

Je nai pas dappétit, Nina.

Je comprends, mais gardez des forces.

Un soir, une inconnue mappelle.

Bonjour, je suis Irène, la voisine du dessous. Puisje vous parler?

Je suis Marion Moreau.

Jai vu votre fils et sa compagne font des soirées bruyantes, de la musique jusquau petit matin, des cris. Les voisins ont déjà appelé le commissaire. Mais ce nest pas ça qui minquiète le plus. Jai remarqué des hommes entrer avec des sacs, une odeur étrange qui vient de leur appartement. Jai limpression quils font quelque chose de louche.

Je pâlis.

Vous pensez que

Je ne prétends rien, je vous informe seulement. Vous décidez.

Je sors du café, le cœur en vrac. Maxime seraitil mêlé à de mauvaises affaires?

Le lendemain, je prends un congé, je me rends à lappartement du troisième étage. Je sonne. La musique gronde, les rires fusent. Jattends. Personne nouvre. Finalement, la porte souvre brutalement. Amandine, les cheveux en désordre, les yeux rouges, se tient sur le seuil.

Questce que tu veux? grondetelle.

Je cherche Maxime.

Il nest pas là.

Tu mens! Jentends du monde.

Peu importe, il est parti.

Je pousse la porte, elle se referme derrière moi. Je reste sur le palier, impuissante.

Je redescends, massois sur le banc de lentrée, je regarde les fenêtres de mon ancien appartement. Une lumière tremblote, des silhouettes passent.

Soudain, Maxime apparaît, pâle, maigre, vêtu de vêtements froissés. Il me voit, sarrête.

Maman Que faistu ici?

Je me lance.

Maxime! Questce qui tarrive? Tu as lair malade!

Ça va, répondil, détournant le regard.

Les voisins parlent, il se passe quelque chose chez vous!

Rien! On vit comme on veut!

Maxime, je vois que tu nes plus le même! Tu étais un enfant bon, honnête. Où estil passé?

Il passe la main dans ses cheveux, lair perdu.

Je sais pas, maman. Tout sest embrouillé. Amandine décide, je la suis, elle a amené des amis, cest compliqué.

Disnon, disnon.

Je ne peux pas. Elle partira si je dis non.

Laissela partir! Elle te détruit!

Il reste silencieux, puis, dune voix basse:

Je vois mais jai peur dêtre seul.

Je mapproche, je le serre. Il ne résiste pas.

Tu nes pas seul, je suis là, toujours.

Il sanglote, il me serre contre son épaule.

Pardon, maman, je suis idiot.

Ce nest pas un idiot, juste une erreur. On peut la réparer.

Nous parlons longtemps, il raconteEnsemble, ils décidèrent de quitter lappartement, de reconstruire leurs vies séparées mais solidaires, et de laisser le passé derrière eux.

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– Laisse les clés et disparais – a dit mon fils à mon retour du travail.
Après six mois de silence, ma belle-mère a enfin parlé. Ses premiers mots ont glacé le sang de sa propre fille.