12 décembre
Ce soir, mes larmes coulent sans répit. Dans la cuisine, mamie Geneviève tente de mapaiser, sa voix grave et tendre fend le silence : « Séche tes pleurs, ma chère Élodie, ce François ne mérite pas une seule de tes gouttes salées. Je tavais avertie avant la noce, ce nétait pas un homme pour toi Mais tu ne jurais que par la passion. Et maintenant, où sest-elle envolée, cette passion ? »
Je renifle, frottant mes joues trempées. « Mamie, je pensais que tu allais me consoler, pas me rappeler tout ça »
Elle lève les yeux au ciel, lasse. « Que veux-tu que je dise ? Féliciter ce François, qui ne ta rien donné de bon ? Voilà pourquoi tu sanglotes ce soir. »
Je ressens une profonde trahison. « Mais mamie, lamour Jy croyais, moi. Il ma trompée avec notre voisine, Hélène, de sept ans son aînée, et elle sest même moquée de moi On na partagé que six mois, et déjà »
Limage me hante : rentrée plus tôt du bureau, jai trouvé lappartement envahi de rires. En ouvrant la porte de la chambre, jai vu François, livide, et Hélène, éclatant de rire, lançant : « Pourquoi cette tête ? Jinitie ton mari aux secrets du désir ! » Son rire ma glacée. Jai fui, courant sans réfléchir jusquà chez mamie.
« Ce nest pas ça, lamour, Élodie. Sil ramène une autre femme chez vous, quitte-le, divorce tant quil ny a pas denfant. Reste ici, tu es chez toi », a dit mamie, la voix tremblante malgré la rudesse de ses paroles. Je sens quelle souffre pour moi. François vient dun foyer chaotique, des parents bruyants, toujours un verre de vin à la main. Mamie la toujours deviné, mais je refusais découter.
Bien sûr, certains enfants de familles brisées deviennent des adultes admirables. Mais pas François. Il a toujours été agité, et adulte, il boit, se bagarre, rentre blessé. Mamie ne voulait pas de lui pour moi. Mais il savait se montrer séduisant, et moi, jétais douce, travailleuse, un peu crédule.
« Élodie, je te promets, dès quon se marie, jarrête lalcool », mavait-il juré en me demandant ma main. Jy ai cru. Je navais jamais eu de véritable amoureux, à part une amitié denfance avec Pierre, mais ce nétait rien. François était séduisant, de quatre ans mon aîné, il avait fait son service militaire. Jen étais éprise.
Tout le monde me mettait en garde. Ma confidente, Amélie, ma dit sans détour : « Je ne supporte pas ton François. Si tu lépouses, ne viens pas chez nous avec lui. Mon mari non plus ne lapprécie pas, il dit que tu le regretteras. »
Jai haussé les épaules, vexée : « Arrêtez avec vos si, vos mais Je serai heureuse, moi ! » Jai quitté Amélie, qui ma regardée partir avec compassion.
Mamie a tenté de me changer les idées, ma préparé une infusion à la verveine, ma parlé de tout et de rien, mais elle voyait bien que rien ny faisait. Quand tout seffondre, aucun mot ne console. Il faut laisser le temps agir.
Le soir, François a débarqué dans la cour, titubant, vociférant à tue-tête. Mamie est sortie sur le perron, brandissant sa canne. « Que Élodie sorte, sinon je la fais sortir moi-même ! » hurlait-il.
Mamie, enhardie par la présence des voisins derrière la grille, a levé sa canne : « Approche, tu vas voir, je ne suis pas si vieille que tu crois ! » Amélie et son mari, Laurent, étaient là aussi. François a menacé de brûler la maison avec moi dedans, mais Laurent la saisi par le col, la secoué, et François sest tu, blême. « On a tout entendu, tu vas devoir texpliquer à la gendarmerie. Dégage ! » Il la poussé dehors, François est tombé, sest relevé et a disparu.
Les voisins sont rentrés, Amélie ma serrée fort, Laurent est reparti chez lui. Mamie sest assise sur le banc sous la fenêtre, Amélie et moi à ses côtés.
« Voilà lamour, voilà le bonheur » ai-je murmuré. « Que faire, mamie ? Toi, tu sais ce que cest, aimer. Tu as partagé cinquante ans avec papi Henri, toujours en harmonie, tu disais. »
Mamie a esquissé un sourire triste. « Oh, tu sais, lamour Je ne sais même pas ce que cest, au fond. »
Amélie et moi avons échangé un regard, un haussement dépaules. Si mamie ne sait pas
« Raconte-nous comment tu as épousé papi Henri », ai-je demandé. Elle a accepté, pour me distraire.
« Je nai jamais connu de grand amour, ni de belles paroles, ni de galanteries. Même pas de belle-mère ! Mais je me suis mariée. »
Mamie sest plongée dans ses souvenirs. Elle et Henri étaient dans la même classe, mais il venait dun village voisin, à trois kilomètres. Beaucoup denfants faisaient ce trajet pour lécole du bourg.
Après la septième, Henri a disparu, mamie ne la même pas remarqué. Elle était trop occupée à la maison, avec trois petits frères et sœurs. Leur père, malade depuis quil était tombé dans la Seine avec son cheval, ne travaillait plus que comme veilleur de grange. Leur mère, employée à la fromagerie, partait à laube, rentrait à midi, repartait le soir.
« Prépare à manger, surveille les petits, quils ne ratent pas lécole », disait la mère. Mamie obéissait, responsable, indispensable à la maison. Elle faisait les devoirs des petits, cousait, cuisinait, nettoyait. Sa mère rentrait épuisée, son père restait alité. Mamie navait guère le temps daller au bal, mais sa mère insistait : « Va donc au bal, profite, la jeunesse passe vite. »
Un soir, elle a revu Henri, revenu au village après trois ans. Il avait changé, et sest mis à tourner autour delle. « Je peux te raccompagner ? » demandait-il. Parfois elle acceptait, parfois non. Il la suivait, obstiné, mais elle ne ressentait rien de spécial. Ils sont restés amis trois ans.
« Je pars à larmée dans une semaine, tu mécriras ? » a-t-il demandé. « Si tu mécris, je répondrai », a-t-elle promis. Elle na pas répondu à toutes ses lettres, il écrivait trop souvent. Mais elle na vu personne dautre. Henri est revenu, plus large dépaules, sérieux. Ils se sont revus.
Au printemps, il a proposé : « On se marie ? Jen ai assez de faire la route entre les villages. » Elle a accepté, sans passion, parce quil le fallait, parce que le temps passait. Henri na jamais dit « je taime », elle non plus. Il était simple, pas un prince charmant.
« Maman, papa, je me marie avec Henri. » Son père na rien dit, trop faible. Sa mère a crié, la grand-mère aussi : « Pourquoi ce malheureux sans le sou ? » Mais la famille de Henri nétait pas plus riche.
Le mariage a eu lieu dans le village de Henri, en chansons, en danses, sous le soleil. On leur a offert trois poules, un coq, deux sacs de blé, un de farine. Ils ont dabord vécu chez le père de Henri, puis, aidés par la famille, ont construit une petite maison. Ils ont eu une vache, un cochon, un potager.
Mamie travaillait à la fromagerie, Henri conduisait le tracteur. Ils travaillaient dur, mais étaient jeunes, tout allait bien. Un fils est né, pas dautre enfant. « Jaurais voulu une fille, une aide », disait mamie, mais ce nest jamais venu.
Leur fils est parti à Lyon, devenu ingénieur agronome, a épousé une fille du pays, douce et posée. Puis est née Élodie, ma petite-fille adorée. Mamie et Henri ont vécu ensemble jusquà la retraite.
« On était bien, ton papi et moi », raconte mamie. « Il était fiable, calme, jamais un mot plus haut que lautre. On ne se cachait rien, on se soutenait. On avait des ruches, Henri adorait les abeilles, je laidais. Parfois, une abeille me piquait la joue, il riait : On va mettre de leau froide, tu es toute joufflue, mais toujours belle. »
Henri na jamais dit « je taime », mais il cueillait des fraises, des framboises pour elle, lisait des livres à voix haute. Il avait lu toute la bibliothèque du village.
« Voilà, les filles », conclut mamie, « on a vécu cinquante et un ans ensemble. On na jamais parlé damour, on ne sest jamais fait de grandes déclarations. On était là, lun pour lautre, on se soignait, on partageait tout. Quand Henri est parti, ma vie a changé. Je vis seule, maintenant. »
Jai fini par divorcer de François. Il ne ma plus jamais menacée, il mévitait. Plus tard, jai rencontré un homme bien, et mamie a approuvé mon choix. Cétait tout ce qui comptait.

