13 mars
Encore un dimanche à subir le traditionnel déjeuner familial, ce moment sacré où Françoise Dubois, ma belle-mère, sabat sur mes plats avec la délicatesse dune averse sur Paris en novembre. Aujourdhui, rebelote : « Camille, tu as mis du vinaigre dans la soupe de légumes ? Cest bien trop agressif, tu sais que Paul a lestomac en porcelaine, il lui faut du doux, pas ce carnaval dépices ! » Elle a repoussé son bol de potage écarlate, lançant à son fils un regard de tragédienne. Paul, en face, sest réfugié dans sa soupe, lair de rien, mais ses joues trahissaient son malaise. Moi, plantée devant la gazinière, louche en main, jai dégainé mon sourire de circonstance, celui que jai poli en cinq ans de mariage.
« Françoise, pas une goutte de vinaigre, juste un zeste de citron pour relever. Et Paul adore, pas vrai ? » Il ma lancé un regard de chien battu, coincé entre sa femme et la papesse du gratin dauphinois. « Cest bon, maman, vraiment », a-t-il bredouillé, engloutissant une cuillerée et un bout de baguette. « Mouais, si tu le dis », a-t-elle répliqué, lèvres pincées. « Mais il faudrait que ce soit sain, maison, pas trop gras. Moi, je ne fais jamais revenir les légumes, cest cancérigène. Juste loignon, la carotte, basta. Chez toi, Camille, il y a toujours une flaque dhuile. Je tenverrai ma recette, tu verras. Tu es encore novice, tu apprendras. »
Jai tourné le dos, avalant ma fierté. « Novice », à trente-deux ans, alors que mon blog culinaire cartonne et que mes collègues se battent pour mes tartes. Mais pour Françoise, je reste la petite apprentie qui menace la santé de son fils chéri.
Les déjeuners du dimanche, cest comme la pluie sur la Côte dAzur en octobre : inévitables. Tous les samedis, je fais le tour du marché de Rungis, je sélectionne la crème de la crème, espérant décrocher un « pas mal » de sa part. Mais le scénario est aussi figé que la météo à Brest en hiver.
Ce jour-là, après la soupe, jai servi un rôti de porc à lail et à la carotte, cuit en papillote. La viande fondait, mais Françoise a disséqué sa part comme si elle cherchait un trésor. « Cest sec, tu las oublié au four. Et puis, trop dail. Tu crois que plus il y a dépices, mieux cest ? Erreur de débutante. Il faut sentir le produit. Moi, je cuis le rôti en cocotte, il reste moelleux. Paul, vas-y mollo, tu vas finir plié en deux. »
Paul, déjà à sa deuxième tranche, a reposé sa fourchette, penaud. Jai senti la moutarde me monter au nez. Trois heures de cuisine, une marinade maison, pour ça.
« Un peu de thé ? » ai-je proposé, la voix en berne, en débarrassant. « Oui, mais pas à la bergamote, ça me fait palpiter. Un thé noir classique. Et je goûterai ta tarte, même si la pâte levée, cest lennemi de la silhouette. Tu as pris du poids, non, Camille ? »
Je navais pas bougé dun gramme, mais jai préféré mordre ma langue. Jai servi ma tarte aux cerises, moelleuse, dorée, garniture bien prise. Françoise a mâchonné, puis a tranché : « Cest acide. Tu as oublié le sucre ? Ou alors les cerises étaient surgelées ? Nous, on faisait de la confiture, cétait autre chose. Enfin, avec du sucre, ça passera. »
Le soir, la porte à peine refermée sur Françoise, je me suis effondrée sur le canapé, lessivée. La cuisine croulait sous la vaisselle, la tarte boudée.
Paul sest assis près de moi, ma enlacée. « Tu sais comment est maman, elle a toujours été comme ça, ancienne prof, elle doit tout commenter. Ne prends pas tout à cœur. » Jai soufflé : « Ce nest pas de laide, cest du sabotage. Je me donne du mal, et elle piétine tout. Ça ne te fait rien ? » Il a soupiré : « Bien sûr que si. Mais que veux-tu que je lui dise ? Elle croit bien faire, cest sa façon daimer. Elle a des goûts dun autre siècle, cest tout. »
Je nai rien ajouté. Je ne voulais pas lancer la guerre, mais une chose était claire : il fallait que ça change. Je nétais pas la boniche de service chez moi.
La semaine a filé, et dimanche est revenu. Cette fois, cétait lanniversaire de Paul, trente-quatre ans. Jai voulu marquer le coup : roquette-crevettes, bouchées de champignons à la crème, canard aux pommes, pain maison, et un mille-feuille « Napoléon » façon grand-mère.
Levée à laube, jai pétri, battu, enfourné. À quatorze heures, lappartement sentait la fête. La table, nappée de blanc, brillait de mille feux.
Françoise a débarqué pile à lheure, cabas à la main. « Joyeux anniversaire, mon fils ! Sois fort, ne te laisse pas marcher sur les pieds. Jai apporté des petites choses. » Elle a sorti des boîtes en plastique : « Voilà, de la terrine bien grasse, de la salade de harengs à la mayo, et mes boulettes vapeur, pour ton estomac. »
Je me suis adossée au frigo, médusée. Sur ma table de fête, les boîtes huileuses salignaient à côté de mes plats. « Pourquoi, Françoise ? Jai préparé un vrai repas » « Oh, Camille, tu sais, le canard, cest risqué, sûrement trop sec. Et les champignons, cest lourd. Paul mangera de la vraie cuisine, la mienne. Tes expériences, vous les finirez plus tard. »
Elle a déplacé la salade de crevettes pour installer sa terrine. « Paul, viens, je te sers. » Il ma lancé un regard désespéré. Jaurais voulu balancer le canard par la fenêtre ou fondre en larmes, mais jai pris une grande inspiration.
« Paul, tu préfères mon canard ou les boulettes de ta mère ? » « Camille, pourquoi tu me mets au pied du mur ? On va tout goûter, maman sest donné du mal » « Alors, tout le monde goûte à tout », ai-je tranché. À cet instant, quelque chose sest fissuré ou peut-être réparé en moi.
Le repas sest déroulé dans un silence de cathédrale. Françoise na pas touché à mes plats, servant à Paul ses propres recettes, commentant chaque bouchée : « Regarde comme la terrine est claire, rien à voir avec les trucs du commerce. Et la boulette, si tendre ! Camille, tu devrais prendre des notes, tant que je suis là. »
Paul mâchait docilement, alternant entre ses boulettes et mon gratin, tentant de ménager la chèvre et le chou.
Au dessert, Françoise a demandé : « Le gâteau, tu las acheté ? » « Non, je lai fait. » « Oh, quelle corvée Et la crème, au beurre ? Trop riche. Jai apporté des gaufrettes, cest plus sain. » Elle a goûté une miette de mille-feuille, grimaçant : « Les couches sont dures, la crème trop sucrée. Ce nest pas ton fort, la pâtisserie. Tu aurais mieux fait den acheter un, au moins on naurait pas gaspillé les ingrédients. »
Le soir, après son départ, jai rangé les restes de mon festin au frigo, sans verser une larme. Le canard était presque intact.
Paul est venu me retrouver. « Ton gâteau était délicieux, tu sais. » Jai croisé son regard, calme. « Je suis contente quil tait plu. Mais cétait la dernière fois que ta mère critiquait ma cuisine ici. » « Tu veux lempêcher de venir ? » « Non, elle peut venir. Mais je ne cuisinerai plus pour elle. Jamais. » « Mais cest une invitée ! » « Justement. Si ma cuisine est si mauvaise, je ne veux pas risquer sa santé. Elle mangera chez elle ou apportera ses plats. »
« Camille, cest dur » « Non, ce qui est dur, cest de voir son travail piétiné, surtout le jour de lanniversaire de son mari. Moi, je protège mes nerfs. »
Le dimanche suivant, Françoise a appelé pour prévenir de sa venue. Jai répondu calmement : « On vous attend. »
À treize heures, elle est entrée, reniflant lair. Pas dodeur de plat mijoté, juste un parfum de café et la fraîcheur dune fenêtre ouverte. Sur la table, une coupelle de « Petit Beurre », une sucrière, trois tasses. Rien dautre.
« On fait régime aujourdhui ? » a-t-elle demandé, déconcertée. « Non, on a déjà déjeuné avec Paul. On vous attendait pour le thé. » « Sans moi ? Mais jai rien mangé ce matin, je pensais quon ferait un repas en famille » « Je nai rien préparé de spécial, Françoise. Vous avez dit la dernière fois que ma cuisine était mauvaise pour la santé. Jai réfléchi, et je préfère ne pas prendre de risques. Vous devez vous ménager. »
Françoise est restée bouche bée, a regardé Paul, qui fixait son téléphone, feignant de suivre la bourse. « Paul ! Tu entends ? On me refuse même un morceau de pain ici ! » « Maman, personne ne te refuse rien. Mais tu critiques toujours. Camille en souffre. Elle a décidé de ne plus cuisiner pour toi, pour éviter les conflits. »
« Moi, je critique ? Je donne des conseils, je partage mon expérience ! » « Les biscuits sont frais, servez-vous », ai-je proposé. « Je nen veux pas ! » Elle sest levée, furieuse, et a claqué la porte.
Paul a soupiré : « Elle est vexée. » « Ce nest rien », ai-je répondu, sortant du four un plat de lasagnes caché pour nous deux. « Limportant, cest que personne ne critique lodeur ou le goût de la maison. »
Deux semaines de silence ont suivi. Paul a appelé sa mère, sans parler de repas. Jai savouré la tranquillité.
La troisième semaine, Françoise a téléphoné, la voix faible : « Paul, jai un problème de robinet et mal au dos. Tu pourrais passer ? » Il y est allé, est revenu tard, songeur. « Elle a fait du potage, gris, avec de lorge à moitié cru. Puis un ragoût, gras, plein de nerfs, trop salé. Je navais jamais remarqué avant Mais maintenant, je comprends pourquoi tu étais blessée. Cest vraiment mauvais. »
Je lai serré dans mes bras. Cétait la plus belle reconnaissance.
« Tu veux des crêpes au fromage blanc ? » « Oui ! Les tiennes sont un délice. »
Le dimanche suivant, Françoise est revenue, plus discrète. Je lai accueillie dans lentrée. « Bonjour, Françoise. Entrez. » Sur la table, une charlotte aux pommes, dorée, parfumée à la cannelle. Elle a goûté, hésité, puis admis : « Elle est moelleuse, bien cuite. » « Ça vous plaît ? » ai-je demandé. Elle a soutenu mon regard, a hoché la tête : « Avec le thé, cest très bon. Merci, Camille. »
Depuis, elle ne critique plus mes plats. Parfois, elle glisse un conseil, mais ajoute aussitôt : « Mais cest original, ce que tu fais. » Elle napporte plus de boîtes, sauf à Pâques, où ses brioches ont trôné à côté des miennes. Paul a goûté les deux, puis a repris de la mienne. Jai fait mine de rien voir. Lharmonie vaut mieux quun concours de recettes. Lessentiel, cest de savoir que, dans ma cuisine, cest moi la chef.
